J'avance, avec de l'ombre sur les épaules. ( André Du Bouchet)

vendredi 8 juin 2018

Le séjour à Chenecé

Pendant des années, les années de la fin de l'enfance et celles de l'adolescence, j'ai attendu les vacances pour être enfin à l'Epine, comme nous disions et comme je me le disais encore à moi-même, pour retrouver l'armoire, et j'ai attendu, une fois arrivé à l'Epine, les moments où je pourrais retourner m'installer dans l'armoire, comme j'attendais, une fois installé, le moment jamais très lointain où il me faudrait la quitter — mais dans ces attentes toutes simples, qui avaient un objet bien identifiable, je faisais en même temps l'expérience de quelque chose que je ne savais pas nommer clairement, ou qui ne me semblait pas avoir d'équivalent exact dans la langue en sorte que je m'étais fabriqué deux mots pour combler ce manque: armoirer et nébuler, ce dernier ayant au demeurant absorbé peu à peu les significations du premier au point de s'y substituer dans tous ses usages. Armoirer englobait les diverses propriétés qui s'attachaient au fait de demeurer dans l'armoire: être enfermé volontairement dans une pièce close avec la certitude que personne ne peut venir vous y déranger ni même vous y chercher parce que personne d'autre que vous-même n'en connaît l'accès et sans doute même l'existence; et plutôt qu'attendre, qui implique d'avoir en vue un objet d'attente, patienter, demeurer patiemment, sans rien attendre de précis ni de représentable, être en état de patience (.....)
Pour le verbe nébuler, évidemment tiré du mot nébuleux que j'avais dû entendre à table dans une conversation des grands sans en connaitre exactement le sens, l'usage que j'en faisais correspondait assez bien à son étymologie: il désignait pour moi l'activité de l'esprit lorsqu'on armoire, activité plutôt confuse, enveloppée de brumes mobiles qui se déploient de manière continue, non pas à sauts et à gambades, si je puis dire, mais par glissements insensibles, et qui vous font en peu d'instants passer d'une forme à une autre.

Jean-Paul Goux "Le séjour à Chenecé" ( Actes Sud) 

Aucun commentaire: