J'avance, avec de l'ombre sur les épaules. ( André Du Bouchet)

dimanche 29 juillet 2018

La maison forte


J'allais revoir Chauvel, je me le répétais, et sans même avoir à me représenter une quelconque image du Clos cela suffisait bien souvent à nourrir mon plaisir et mon impatience. Parfois je me demandais ce que j'allais y faire quand je serais arrivée, ce que j'aimerais y faire sitôt que je serais arrivée, et les choses se présentaient alors à moi avec une telle facilité que je devais bien admettre qu'enfin je me sentais autorisée à penser à Chauvel et que si je me l'étais interdit depuis tant d'années par un élémentaire souci de ma propre tranquillité intérieure, une part inconnue de moi n'avait cependant jamais cessé de se préoccuper de Chauvel, et cette part-là, libérée du tabou qui la forçait au silence et la tenait à l'ombre, venait au jour maintenant, osait se découvrir et montrer l'étendue de son emprise, l'épaisseur des dépôts amoureux qu'elle avait accumulés à mon insu.
(...)
C'est au moment justement où j'avais passé Mévilley, où j'entamais la dernière étape du voyage, où je me disais que j'arriverais bientôt à Chauvel, c'est au moment où l'on prend la petite route, à travers les villages, les champs, les bois qu'il s'était mis à neiger. Est-ce qu'on sait à quoi l'on pense quand on revient? quand on n'a pas cessé durant tout ce retour de se figurer comment ce serait quand on commencerait à pouvoir se convaincre qu'on était bien revenu en reconnaissant cette trouée rectiligne dans un bois, après la pente et le virage à gauche, cette maison à l'entrée d'un village, avec son grand toit, le mur de pierre de son jardin, ce village, plus loin, dans un creux, sous la route, avec son clocher particulier, cette butte, avec ce bois découpé de telle manière, avec ce champ en forme de trapèze enfoncé dans le bois, et ce gros arbre, tout au bord de la route, quand on s'était figuré qu'on saurait qu'on était revenu en reconnaissant partout quelque chose qu'on avait pourtant oublié, auquel on n'avait pas pensé avant de le revoir -- , quand on revient et qu'on ne voit plus rien parce qu'il neige ? 

Jean-Paul Goux " La maison forte" ( Actes Sud)

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