J'avance, avec de l'ombre sur les épaules. ( André Du Bouchet)

vendredi 27 juillet 2018

Notion d'obstacle

C’est le mot écharde qu’elle a entendu dans tout ce discours, faisant écho au premier souvenir de l’enfance, ou plus exactement au premier récit reconstruit après les récits d’adultes tant de fois dits et redits: cette épine enfoncée dans l’oreille après avoir porté des bûches de bois sur l’épaule pour les poser près du fourneau dans la cuisine, et ce bout de bois enfoncé dans l’oreille assez profondément et les bras du père qui porte le petit enfant au pavillon d’urgence , là en haut de la rue à cette époque, et les pleurs et les cris lorsque l’infirmière s’est emparée d’elle et le morceau de bois extrait, montré et jeté à la poubelle, la première écharde d’une vie dont on ne sait pas alors combien d’autres se planteront sous la peau. Et un jour revenir là dans cet appartement plus de trente ans après en être partie encore enfant – il est en réparation – bien sûr c’est interdit de pénétrer là , c’est dangereux, mais la porte de l’immeuble en bas est ouverte, c’est dimanche il n’y a personne, monter les étages en se tenant à la rampe froide, en évitant les détritus sur les marches, en se remémorant ce qui était, à chaque étage qui vivait là , est mort depuis ou allongé dans un lit , arriver au troisième, sentir le cœur battre avec plus d’intensité, pousser le battant de la porte qui est entrouverte, et se retrouver face à un espace sans cloison , trouver cet appartement tout petit, alors qu’on le disait grand , voir les fenêtres donnant sur la rue du même bois vermoulu d’avant, vouloir expliquer comment étaient les trois pièces où elle vivait, dire le froid l’hiver, et puis sentir le sol se dérober dessous, se sentir aspirée comme au bord d’une rivière quand la peur de l’eau s’empare du corps, en une invisible tornade qui laisse assommé; reprendre pied sans trop savoir comment, mais sachant une seule chose c’est qu’il faut partir d’ici immédiatement, il y a un danger réel à vouloir traverser les murs du passé, qu’il faut écarter les liens de la camisole qui viennent d’enserrer, s’éloigner, ne pas se retourner, se retrouver en bas de l’immeuble sans comprendre ce qu’il vient de se passer, regarder ses mains et y découvrir un morceau de carpette rouge qu’elle a sans doute arraché avant de fuir et qu’elle enfermera dans une boite plus tard, juste pour se dire qu’elle n’a pas rêvé. Ecrire cela , c’est être extérieur à l’image de cette scène, se souvenir que c’était dans le corps lui-même que cela se passait, le corps qui perdait ses repères de temps, d’espace , le corps face à une vision qu’il ne pouvait soutenir, et la langue tentant de contenir ce qui est advenu et le mettre à distance pour pouvoir respirer à nouveau. Et dire que ce ne sont pas que les yeux qui ont vu mais le corps entier, que le sol n’a pas tremblé réellement, mais que réellement le corps s’est senti emporté à la lisière d’un monde où il ne pouvait aller. Nulle idée du temps que cela a duré, mais l’intensité de l’instant perdure. Comme quelques années plus tard, lorsque en haut de la rue, là où la première écharde a été arrachée, désormais ce n’est plus le pavillon d’urgence mais cette maison où s’arrêtent de respirer ceux qui n’ont plus d’espoir, ce corps de bâtiments où meurent les vieilles personnes et qui le savent encore pour certaines, c’est là où la dernière page de l’enfance s’est fermée à tout jamais devant le corps allongé, figé du père et que le mot orphelin est venu sur les lèvres se poser , non comme une plume, car ce mot était lourd de toute une vie qui venait de s’éteindre, se recroqueviller sur elle-même en une seconde. Et le mot orphelin sur le fil des lèvres et le même vertige avec le sol encore qui se dérobe en cette nuit d’hiver et le silence qui ne sera plus rompu.
 
 17ème texte (correspondant à la proposition d'écriture de la vidéo 17) pour  l'atelier d'écriture d'été animé par François Bon sur son site Tiers-Livre: " Construire une ville avec des mots".

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