J'avance, avec de l'ombre sur les épaules. ( André Du Bouchet)

jeudi 19 juillet 2018

Silhouettes

Ressentir une sorte de lassitude à errer dans les rues de la ville et visualiser les images d’un passé qui n’en finit pas de vouloir être présent, sentir aussi que les souvenirs commencent à vous abandonner ou plus exactement que c’est l’envie de les abandonner qui se fait jour, tout en se reprochant une manière de lâcheté… S’asseoir sur un banc près du kiosque à musique en cette fin d’après-midi et tenter un regard neuf. Oublier ce qui a été , faire face à ce qui est. Choisir un lieu qui n’existait pas du temps d’avant et cueillir ce que ces individus, qui sortent du cinéma où ils ont réfugié leurs os pour une heure ou deux, veulent bien donner de visible dans ce court moment où ils émergent, flottant dans dans cet entre-deux – encore dans l’histoire qu’ils ont vue et pas encore dans la leur de laquelle ils se sont soustrait le temps d’un film – . Avec la trouée de ciel clair qui lui tombe sur la tête, il semble qu’une force soudaine éclaire brièvement son regard, durant l’instant que cette femme fixe le balancement du feuillage des platanes. Elle reste là quelques instants sans savoir de quel côté de la place elle va aller, fait quelques pas vers la droite , puis comme si elle avait retrouvé ses esprits, fait demi-tour, repasse devant le cinéma et traverse la place d’un pas de plus en plus soutenu. Son dos se redresse, elle rajuste son sac, qu’elle tenait au bout du bras et qui trainait presque à terre , passe la bandoulière en diagonale de son buste, et s’éloigne en une démarche rajeunie. Le couple qui survient après, la soixantaine peut-être mais une soixantaine d’aujourd’hui, c’est à dire dynamique et joyeuse: l’homme très grand tenant par l’épaule la femme petite – mais la femme n’apparait telle que par contraste avec l’homme, seule il est certain que l’on ne dirait pas d’elle qu’elle est petite – , on sent cette longue complicité des vieux couples, tout entière dans ce geste d’enlacement, qui pourrait presque paraître d’étouffement, quand il se penche vers sa compagne pour lui donner sans doute son sentiment sur le film, mais elle , elle n’est pas encore prête à parler, elle est encore dans l’histoire, dans cette intensité silencieuse et elle ne peut que lui renvoyer un sourire ennuyé, comme si le monde dans lequel ils pénétrent maintenant n’était qu’illusoire, et que la réalité était là-bas dans cette salle obscure qu’elle a tant de mal à quitter. Ils restent plantés là , lui toujours penché vers elle son bras sur son épaule à elle, et lui expliquant ce qu’il n’a pas aimé du film, et elle, ne voulant pas revenir à ce réel, résistant par le mutisme mais sa tête, allant de droite à gauche, puis de gauche à droite signife clairement qu’elle n’est pas de son avis. Ils restent malgré tout enlacés et , sans une hésitation s’éloignent du parvis et tournent au coin de la rue, disparaissant du champ de vision. Les cheveux coupés avec soin, une veste de costume, un piercing à l’oreille droite et des chaussures de sport rouges, ce jeune homme tranche parmi les spectateurs de ce cinéma plutôt d’art et d’essai, il sort rapidement son téléphone portable de sa poche pour consulter ce qui a bien pu survenir dans son univers pendant le temps de repli qu’il s’était octroyé, nulle émotion ne le traverse et il reprend pied dans la réalité avec la vivacité d’un poisson qu’on vient de rejeter dans l’eau. Les jeunes gens qui lui succédent arborent une attitude tout autre, avec une expression d’intériorité que l’on ne s’attendrait pas à voir voir chez des êtres aussi jeunes. Il y a un jeune homme grand, un peu maigre, dont on sent bien qu’il ne va pas tarder à se voûter, à la peau lunaire de roux et dont le regard a une sorte de fixité lointaine et l’on sent bien qu’il lui faudra faire un effort pour revenir parmi les siens et échanger quelques mots, même banals. C’est lui qui prend toute la lumière dans ce petit groupe, peut-être par son silence alors même que les quatre autres ont entrepris d’échanger leurs impressions sur ce film et qu’ils ne paraissent pas vraiment d’accord. Son regard à lui cartographie un autre réel, s’égare dans une overdose d’ombre dont il sera difficile de renaître. Enfoui dans ses pensées il se heurte à un homme qui passe là, venant d’un ailleurs qui doit ressembler un peu au sien, car les deux hommes , en balbutiant des excuses mutuelles échangent ce que l’on peut nommer un vrai regard. Lui le jeune homme perdu et l’autre ce petit homme un peu rond, aux cheveux blanchissant et légèrement dégarnis, et qui semble émerger d’un état d’insomnie mais avec une vivacité surprenante. Ils se sourient, comme s’ils s’étaient reconnus, et chacun d’eux réintégre son apparence, le jeune homme en rejoignant ses compagnons et l’homme plus âgé en prenant le temps de sortir un paquet de cigarettes de sa poche, d’en allumer une , tout en suivant des yeux le groupe de jeunes qui s’éloigne de la place: ses doigts tremblent un peu. L’homme à la cigarette, un peu décontenancé, avise un banc où s’asseoir, face au cinéma et , dans l’immobilité grise de son regard, fixe les quelques personnes qui sortent encore de la séance, moins singulières sans doute mais qui gardent sur le visage les traces d’un autre monde , où l’empreinte des vies éphémères qu’ils ont côtoyées, peut-être même endossées, leur laisse une ombre de lumière sucrée.

14 ème texte (correspondant à la proposition d'écriture de la vidéo 14) pour  l'atelier d'écriture d'été animé par François Bon sur son site Tiers-Livre: " Construire une ville avec des mots".

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