Ressentir
une sorte de lassitude à errer dans les rues de la ville et
visualiser les images d’un passé qui n’en finit pas de vouloir
être présent, sentir aussi que les souvenirs commencent à vous
abandonner ou plus exactement que c’est l’envie de les abandonner
qui se fait jour, tout en se reprochant une manière de lâcheté…
S’asseoir sur un banc près du kiosque à musique en cette fin
d’après-midi et tenter un regard neuf. Oublier ce qui a été ,
faire face à ce qui est. Choisir un lieu qui n’existait pas du
temps d’avant et cueillir ce que ces individus, qui sortent du
cinéma où ils ont réfugié leurs os pour une heure ou deux,
veulent bien donner de visible dans ce court moment où ils émergent,
flottant dans dans cet entre-deux – encore dans l’histoire qu’ils
ont vue et pas encore dans la leur de laquelle ils se sont soustrait
le temps d’un film – . Avec la trouée de ciel clair qui lui
tombe sur la tête, il semble qu’une force soudaine éclaire
brièvement son regard, durant l’instant que cette femme fixe le
balancement du feuillage des platanes. Elle reste là quelques
instants sans savoir de quel côté de la place elle va aller, fait
quelques pas vers la droite , puis comme si elle avait retrouvé ses
esprits, fait demi-tour, repasse devant le cinéma et traverse la
place d’un pas de plus en plus soutenu. Son dos se redresse, elle
rajuste son sac, qu’elle tenait au bout du bras et qui trainait
presque à terre , passe la bandoulière en diagonale de son buste,
et s’éloigne en une démarche rajeunie. Le couple qui survient
après, la soixantaine peut-être mais une soixantaine d’aujourd’hui,
c’est à dire dynamique et joyeuse: l’homme très grand tenant
par l’épaule la femme petite – mais la femme n’apparait telle
que par contraste avec l’homme, seule il est certain que l’on ne
dirait pas d’elle qu’elle est petite – , on sent cette longue
complicité des vieux couples, tout entière dans ce geste
d’enlacement, qui pourrait presque paraître d’étouffement,
quand il se penche vers sa compagne pour lui donner sans doute son
sentiment sur le film, mais elle , elle n’est pas encore prête à
parler, elle est encore dans l’histoire, dans cette intensité
silencieuse et elle ne peut que lui renvoyer un sourire ennuyé,
comme si le monde dans lequel ils pénétrent maintenant n’était
qu’illusoire, et que la réalité était là-bas dans cette salle
obscure qu’elle a tant de mal à quitter. Ils restent plantés là
, lui toujours penché vers elle son bras sur son épaule à elle, et
lui expliquant ce qu’il n’a pas aimé du film, et elle, ne
voulant pas revenir à ce réel, résistant par le mutisme mais sa
tête, allant de droite à gauche, puis de gauche à droite signife
clairement qu’elle n’est pas de son avis. Ils restent malgré
tout enlacés et , sans une hésitation s’éloignent du parvis et
tournent au coin de la rue, disparaissant du champ de vision. Les
cheveux coupés avec soin, une veste de costume, un piercing à
l’oreille droite et des chaussures de sport rouges, ce jeune homme
tranche parmi les spectateurs de ce cinéma plutôt d’art et
d’essai, il sort rapidement son téléphone portable de sa poche
pour consulter ce qui a bien pu survenir dans son univers pendant le
temps de repli qu’il s’était octroyé, nulle émotion ne le
traverse et il reprend pied dans la réalité avec la vivacité d’un
poisson qu’on vient de rejeter dans l’eau. Les jeunes gens qui
lui succédent arborent une attitude tout autre, avec une expression
d’intériorité que l’on ne s’attendrait pas à voir voir chez
des êtres aussi jeunes. Il y a un jeune homme grand, un peu maigre,
dont on sent bien qu’il ne va pas tarder à se voûter, à la peau
lunaire de roux et dont le regard a une sorte de fixité lointaine et
l’on sent bien qu’il lui faudra faire un effort pour revenir
parmi les siens et échanger quelques mots, même banals. C’est lui
qui prend toute la lumière dans ce petit groupe, peut-être par son
silence alors même que les quatre autres ont entrepris d’échanger
leurs impressions sur ce film et qu’ils ne paraissent pas vraiment
d’accord. Son regard à lui cartographie un autre réel, s’égare
dans une overdose d’ombre dont il sera difficile de renaître.
Enfoui dans ses pensées il se heurte à un homme qui passe là,
venant d’un ailleurs qui doit ressembler un peu au sien, car les
deux hommes , en balbutiant des excuses mutuelles échangent ce que
l’on peut nommer un vrai regard. Lui le jeune homme perdu et
l’autre ce petit homme un peu rond, aux cheveux blanchissant et
légèrement dégarnis, et qui semble émerger d’un état
d’insomnie mais avec une vivacité surprenante. Ils se sourient,
comme s’ils s’étaient reconnus, et chacun d’eux réintégre
son apparence, le jeune homme en rejoignant ses compagnons et l’homme
plus âgé en prenant le temps de sortir un paquet de cigarettes de
sa poche, d’en allumer une , tout en suivant des yeux le groupe de
jeunes qui s’éloigne de la place: ses doigts tremblent un peu.
L’homme à la cigarette, un peu décontenancé, avise un banc où
s’asseoir, face au cinéma et , dans l’immobilité grise de son
regard, fixe les quelques personnes qui sortent encore de la séance,
moins singulières sans doute mais qui gardent sur le visage les
traces d’un autre monde , où l’empreinte des vies éphémères
qu’ils ont côtoyées, peut-être même endossées, leur laisse une
ombre de lumière sucrée.
14 ème texte (correspondant à la proposition d'écriture de la vidéo 14) pour
l'atelier d'écriture d'été animé par François Bon sur son site
Tiers-Livre: " Construire une ville avec des mots".
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