J'avance, avec de l'ombre sur les épaules. ( André Du Bouchet)

dimanche 22 juillet 2018

Aperçues/ 2


La fente au bout du bâton

S’il n’y avait cet arbre, à droite, on pourrait se croire dans un aquarium. C’est tout un milieu en mouvements, en effluves, en champs de forces. Le ciel est blanc, tout le reste occupé par des ombres vertes, de puissantes vagues, des chevelures de fantômes qui se font la guerre ou, du moins, se chamaillent. Au centre, un peu de guingois, se dresse un piquet. C’est un simple bâton fiché dans la terre. Son cadrage attentif suggère un paradoxe énonçable sous la question: comment faire le portrait d’un bout de bois ? Et, d’ailleurs, pourquoi vouloir faire le portrait d’un bout de bois ? La réponse à ces questions tient peut-être dans l’accident magnifique que présente ce bâton. Peut-être même que l’accident est apparu au peintre avant le bâton lui-même. C’est une petite fente au bout du bout de bois, une fente dans laquelle un filet rouge sang a voulu s’accrocher. Je pense à Vermeer: tendresse et cruauté mêlées. Blessure impersonnelle au milieu d’un paysage qui bouge. Hommage du peintre à cette blessure ou à ce fil rouge que personne ne voyait et que, grâce à lui, nous n’oublierons jamais.

(Georges Seurat, Paysage au piquet, vers 1882. Bâle, Kunstmuseum.)

Georges Didi-Huberman “ Aperçues” ( Editions de Minuit)

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