La fente au bout du
bâton
S’il n’y avait
cet arbre, à droite, on pourrait se croire dans un aquarium. C’est
tout un milieu en mouvements, en effluves, en champs de forces. Le
ciel est blanc, tout le reste occupé par des ombres vertes, de
puissantes vagues, des chevelures de fantômes qui se font la guerre
ou, du moins, se chamaillent. Au centre, un peu de guingois, se
dresse un piquet. C’est un simple bâton fiché dans la terre. Son
cadrage attentif suggère un paradoxe énonçable sous la question:
comment faire le portrait d’un bout de bois ? Et, d’ailleurs,
pourquoi vouloir faire le portrait d’un bout de bois ? La réponse
à ces questions tient peut-être dans l’accident magnifique
que présente ce bâton. Peut-être même que l’accident est apparu
au peintre avant le bâton lui-même. C’est une petite fente au
bout du bout de bois, une fente dans laquelle un filet rouge sang
a voulu s’accrocher. Je pense à Vermeer: tendresse et cruauté
mêlées. Blessure impersonnelle au milieu d’un paysage qui bouge.
Hommage du peintre à cette blessure ou à ce fil rouge que personne
ne voyait et que, grâce à lui, nous n’oublierons jamais.
(Georges Seurat,
Paysage au piquet, vers 1882. Bâle, Kunstmuseum.)
Georges
Didi-Huberman “ Aperçues” ( Editions de Minuit)
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