à cet endroit
le passé ne peut coïncider, il est enfoui sous des strates d’oubli,
et cela crée un malaise, une nostalgie et il faut passer outre
même si elle redoute d’arracher
aux ténèbres quelque chose
de douloureux; elle furète
dans l’album photos, trouve
ce cliché dont elle a une mémoire parcellaire,
ce ne peut être un souvenir car
l’enfant, sur la photo,
a tout juste deux ans; elle
marche d’un pas vif ; il
fait encore beau c’est le mois
de septembre, c’est écrit
sous la photo; elle
est vêtue d’une robe avec
un gilet plein
de gros boutons et marche sur cette place, celle dite du Peuple,
les bras en avant, et de
cet air décidé qu’elle
ne se connait
pas, le visage rond encore du
bébé et les cheveux courts; sur sa
droite, mais un peu en
arrière le frère de quatre
années plus âgé et qui avance
en positionnant
les mains comme
sur le guidon d’une moto, les
lèvres retroussées pour
bien imiter le bruit de cette moto qu’il est bien certain d’avoir
enfourchée; sur la
gauche tout près, la
mère, le regard penché sur elle
prête à intervenir en cas
de
chute probable,
un
sac à main noir dans la main gauche et un paquet plat plié dans
l’autre, une veste sombre
sur une robe blanche et des nu-pieds;
aucun des trois ne regarde le photographe, le père forcément;
derrière eux
un groupe de quatre
jeunes hommes adossés à une barrière en bordure de place qui eux
fixent l’objectif en riant.
Un kiosque à journaux sur la droite
de la photo, de cela elle n’a
pas le souvenir, mais la vitrine du magasin CHAUSSURES SUZY au fond
de la photo, là c’est certain: c’est bien la même place! Cette
photo est incongrue dans l’album familial; toutes les autres sont
prises à la campagne ou lors de réunions de famille , mais c’est
la seule vue dans une rue de la ville et
sans que les personnes ne
posent:
pourquoi
emprisonner cet instant là ?
Elle n’aura plus la
réponse… A quelques
mètres d’où ce cliché en noir et blanc a été pris, le souvenir
vif du marchand de marrons chauds, les samedis et dimanches soirs
d’hiver, le cornet de papier journal
où il glissait les marrons presque
noirs et la chaleur alors sur
les doigts; l’été c’était
un marchand de glaces mais ce n’était pas souvent que le cornet
biscuité était entre les
mains. De l’autre côté de la grand’ rue qui traverse cette
place, c’était le kiosque aux fleurs mais
sans aucun
souvenir d’achat, juste ces
couleurs à traverser, des odeurs surprenantes,
des gens qui s’arrêtaient, regardaient, choisissaient, une
vie simple et colorée dans
une image fixe. Sur la droite
et derrière la petite famille, la Papeterie générale où
s’achetaient les cadeaux – le stylo encre rouge mordoré venait
de là – et les cartes de visite se faisaient imprimer ici ( elle
pense se souvenir qu’il lui reste une boite transparente avec des
cartes à son nom, elle sourit).
Au fond de la place sur la
gauche le magasin Monoprix avec ces étals variés qui la faisait
rêver: le magasin a fermé dans les années 90 puis a réouvert
vingt-deux ans plus tard, et avec cette réouverture le sentiment
d’un retour dans le passé.
Elle revient à cette photo
où elle a deux ans et une forme de détermination qu’elle se
voudrait bien arborer encore; elle semble prête à conquérir le
monde et sur cette place du Peuple, rien ne l’effraie, tout est à
elle, poussez-vous devant, j’arrive,
semble-t-elle dire! Elle se
murmure qu’elle aime bien cette petite fille dont elle n’a aucun
souvenir…Lorsqu’elle traversera cette place à nouveau elle
tentera de se souvenir de ce regard là.
24ème texte (correspondant à la proposition d'écriture de la vidéo 24) pour l'atelier d'écriture d'été animé par François Bon sur son site Tiers-Livre: " Construire une ville avec des mots".
1 commentaire:
Je viens de lire d'affilée, après un long temps d'interruption, les cinq derniers textes de l'atelier de F Bon, quel régal. J'espère que nous aurons la chance de lire le texte définitif. Merci pour ces belles pages
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