J'avance, avec de l'ombre sur les épaules. ( André Du Bouchet)

vendredi 17 août 2018

Caméra temporelle

à cet endroit le passé ne peut coïncider, il est enfoui sous des strates d’oubli, et cela crée un malaise, une nostalgie et il faut passer outre même si elle redoute d’arracher aux ténèbres quelque chose de douloureux; elle furète dans l’album photos, trouve ce cliché dont elle a une mémoire parcellaire, ce ne peut être un souvenir car l’enfant, sur la photo, a tout juste deux ans; elle marche d’un pas vif ; il fait encore beau c’est le mois de septembre, c’est écrit sous la photo; elle est vêtue d’une robe avec un gilet plein de gros boutons et marche sur cette place, celle dite du Peuple, les bras en avant, et de cet air décidé qu’elle ne se connait pas, le visage rond encore du bébé et les cheveux courts; sur sa droite, mais un peu en arrière le frère de quatre années plus âgé et qui avance en positionnant les mains comme sur le guidon d’une moto, les lèvres retroussées pour bien imiter le bruit de cette moto qu’il est bien certain d’avoir enfourchée; sur la gauche tout près, la mère, le regard penché sur elle prête à intervenir en cas de chute probable, un sac à main noir dans la main gauche et un paquet plat plié dans l’autre, une veste sombre sur une robe blanche et des nu-pieds; aucun des trois ne regarde le photographe, le père forcément; derrière eux un groupe de quatre jeunes hommes adossés à une barrière en bordure de place qui eux fixent l’objectif en riant. Un kiosque à journaux sur la droite de la photo, de cela elle n’a pas le souvenir, mais la vitrine du magasin CHAUSSURES SUZY au fond de la photo, là c’est certain: c’est bien la même place! Cette photo est incongrue dans l’album familial; toutes les autres sont prises à la campagne ou lors de réunions de famille , mais c’est la seule vue dans une rue de la ville et sans que les personnes ne posent: pourquoi emprisonner cet instant là ? Elle n’aura plus la réponse… A quelques mètres d’où ce cliché en noir et blanc a été pris, le souvenir vif du marchand de marrons chauds, les samedis et dimanches soirs d’hiver, le cornet de papier journal où il glissait les marrons presque noirs et la chaleur alors sur les doigts; l’été c’était un marchand de glaces mais ce n’était pas souvent que le cornet biscuité était entre les mains. De l’autre côté de la grand’ rue qui traverse cette place, c’était le kiosque aux fleurs mais sans aucun souvenir d’achat, juste ces couleurs à traverser, des odeurs surprenantes, des gens qui s’arrêtaient, regardaient, choisissaient, une vie simple et colorée dans une image fixe. Sur la droite et derrière la petite famille, la Papeterie générale où s’achetaient les cadeaux – le stylo encre rouge mordoré venait de là – et les cartes de visite se faisaient imprimer ici ( elle pense se souvenir qu’il lui reste une boite transparente avec des cartes à son nom, elle sourit). Au fond de la place sur la gauche le magasin Monoprix avec ces étals variés qui la faisait rêver: le magasin a fermé dans les années 90 puis a réouvert vingt-deux ans plus tard, et avec cette réouverture le sentiment d’un retour dans le passé. Elle revient à cette photo où elle a deux ans et une forme de détermination qu’elle se voudrait bien arborer encore; elle semble prête à conquérir le monde et sur cette place du Peuple, rien ne l’effraie, tout est à elle, poussez-vous devant, j’arrive, semble-t-elle dire! Elle se murmure qu’elle aime bien cette petite fille dont elle n’a aucun souvenir…Lorsqu’elle traversera cette place à nouveau elle tentera de se souvenir de ce regard là.

24ème texte (correspondant à la proposition d'écriture de la vidéo 24) pour  l'atelier d'écriture d'été animé par François Bon sur son site Tiers-Livre: " Construire une ville avec des mots".

1 commentaire:

Ange-gabrielle a dit…

Je viens de lire d'affilée, après un long temps d'interruption, les cinq derniers textes de l'atelier de F Bon, quel régal. J'espère que nous aurons la chance de lire le texte définitif. Merci pour ces belles pages