J'avance, avec de l'ombre sur les épaules. ( André Du Bouchet)

lundi 13 août 2018

Première cuisine

C’est peut-être ça revenir, sentir que quelque chose se rapproche en un malaise indistinct, une petite appréhension qui sourd, des battements de cœur qui semblent s’accélérer et se dire qu’il vaudrait peut-être mieux faire demi-tour… Grimper à nouveau les trois étages, la main sur la rampe, et le cœur qui s’emballe, tourner la poignée de la première porte, appuyer sur celle de la seconde , enlever sa veste ou son manteau, l’accrocher à la patère de l’alcôve, enfiler ses pantoufles, contourner la demi-cloison du côté gauche et retrouver le petit bureau tout près de la fenêtre dans la cuisine, minuscule univers avec l’importance du bureau, de son espace à soi , le premier , du formica orange , avec deux tiroirs sur le côté droit, meuble vintage aujourd’hui, dedans les crayons, stylos, carnets, breloques d’enfant, petits bouts de rien conservés, caressés, accumulés – pas de poignées aux tiroirs , ils se tiraient par dessous avec un léger bruit dû au frottement – le premier poème écrit caché là dans un carnet – rouge le carnet – le premier vers: assis sur un vieux pouf, éventré, large et noir premier alexandrin suivi de dizaines d’autres – fierté de l’avoir écrit en l’honneur d’un vieil homme tant aimé – avec le stylo encre rouge mordoré par lui offert qui se glisse entre les doigts d’enfant – sur le bureau les cahiers et les livres de classe bien rangés sur le côté gauche adossés à l’étagère et la bouteille d’encre où emplir le stylo et les gestes afférents où s’inscrit l’odeur du caoutchouc de la pompe – le regard porté sur la demi-cloison où deux ou trois cartes postales disent la mer ou la montagne de quelqu’un d’autre – à droite la lumière qui donne du jour une idée – sur la planche accrochée à la cloison d’autres livres des couvertures vertes roses ou blanches, lus et relus jusqu’à usure – les serre-livres éléphants en bois – l’album de timbres bleu outremer avec ces carrés et rectangles de papier gommés ou tamponnés qui portent loin les rêveries – et des clous plantés là sur la tranche de la planche avec ces porte-clés qui pendouillent , collection d’une époque pour se sentir à la mode, faire comme tout le monde – dans l’au-delà de la cloison un autre bureau celui du frère avec les bruits qu’on épie – parfois une question, la demande d’un crayon ou d’une gomme, se lever , faire passer par-dessus la cloison l’objet en question en demandant expressément de ne pas l’user – derrière un peu sur la gauche le chuchotement de la radio et les pages d’un journal qui se tournent ou une chaise qui est tirée, un tiroir ouvert, une casserole déplacée – chaque univers de chacun clos sur des pensées qui ne se diront pas...
 
 

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