J'avance, avec de l'ombre sur les épaules. ( André Du Bouchet)

dimanche 26 août 2018

Se déplacer

Voir, regarder, elle sait. Mais c’est apercevoir qu’elle préfère. Quelque chose, quelqu’un, un mouvement qui s’inscrit dans une lumière de l’étonnement, dans un entre-deux d’ombre et de clarté, dans une brièveté de l’instant, une saveur unique. Un geste, une couleur, un peu d’éperdu. Assise dans le tram, près de la vitre, cela surgit, passe et disparait. Toujours l’au-delà de la fenêtre qui importe. S’abstraire de l’immédiat des voyageurs, et porter son attention vers cet ailleurs au goût d’inachevé: un collage d’images, un coup de griffe du monde, une étincelle de désir. Cueillir d’un battement d’œil ces apparitions dans les failles qui s’offrent. Enlever ses lunettes de myope augmente la vision recherchée et procure l’art de voir au-delà d’un visible. Laisser le dehors défiler dans ce flux où règne le flou et attraper au vol ce qui se donne: une silhouette, penchée à une fenêtre, sans âge, pas de sexe, gommés ces détails qui procurent un sens, et on imagine le reste du corps prêt à basculer, ou peut-être une sorcière jetant des sorts sur les passants dans la rue; le mouvement des feuilles d’un platane ou autre arbre de ville devient une vague verte entre des murs, une rivière indifférente et pressée; les façades communes et sans attrait particulier se métamorphosent, par le jeu des rideaux colorés derrière les fenêtres, en taches mouvantes de couleurs rivalisant avec des peintures abstraites; un effet de sillage et des arabesques de corps dans des colonnes d’eau – un enfant courant sous les jets d’eau de la place, le tram a ralenti, l’apparition est plus longue – ce corps à corps qui éclabousse, et déplace et étire ces filaments d’eau, un discontinu continu. Glisser d’un être à un autre, sans risque de reconnaître, recouvrir le dehors de ce voile bleuâtre, étreindre une réalité distordue, s’absenter d’elle-même le temps d’un trajet, une vingtaine de minutes peut-être, puis penser à descendre, chausser à nouveau les lunettes, réaliser que l’arrêt est passé, revenir en arrière et dans la réalité.
 28ème texte (correspondant à la proposition d'écriture de la vidéo 28 ) pour  l'atelier d'écriture d'été animé par François Bon sur son site Tiers-Livre: " Construire une ville avec des mots".

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