J'avance, avec de l'ombre sur les épaules. ( André Du Bouchet)

jeudi 28 mars 2019

Le tour de l'oie




Dans chaque ville où je vais, je goûte l'eau d'une fontaine. Je bois et je deviens un hôte en ingérant le mélange local qui change de saveur, de consistance.
Il y a des eaux légères, des eaux de pluie, qui coulent vite, et des eaux de puits, de citernes qui sont reposées et qu'il faut boire à petites gorgées.
Je vois un rapport entre la langue d'un endroit et son eau.
J'ai lu quelque part qu'environ une vingtaine de langages s'éteignent par an.
Une dernière personne meurt et la fontaine d'un vocabulaire s'assèche.
La dernière syllabe prononcée coïncide avec la dernière goutte.
(...)

Je tutoie une des parties de moi-même. Je suis plus nombreux que le simple deux.
Je suis le reste de ceux qui sont devenus des absents, qui se retrouvent dans mes souvenirs et qui continuent leur existence en moi.
Je suis les cases sur lesquelles je suis passé et où j'ai laissé chaque fois quelque chose, comme souvent dans les déménagements.
Je suis une assemblée de moi-mêmes, devenus autres et différents. 

Erri De Luca " Le tour de l'oie" traduit par Danièle Valin ( Gallimard 2019)

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