J'avance, avec de l'ombre sur les épaules. ( André Du Bouchet)

samedi 1 juin 2019

Écrit à Carrouge



La même lumière, mais plus chaude encore, plus riche, plus dorée. Elle touche un homme au sommet de la colline et déjà l’ombre qui dormait à ses pieds relève lentement la tête. Le monde n’est plus rien qu’un socle d’herbe et d’ombre soutenant sous le ciel la rigide frise de froment que le corps à demi-nu divise et tranche pas à pas. L’homme a la tête dans le ciel et les pieds durement pressés contre la terre craquelée. Il avance une jambe, une indistincte créature à son flanc chancelle et se couche lourdement sur le côté; il avance l’autre jambe, un autre pan de paille s’effondre d’un seul coup. Le monde tout entier est fait de deux couleurs superposées: une nappe fauve, une nappe bleue; l’homme est fait des mêms couleurs, plus dense et plus douces: hors de l’étoffe bleue, et les reins ceints de la ceinture de cuir où s’accroche la rouge gaine du coffin de métal, le corps fauve jaillit dans la plénitude de sa force, plus sombre à peine que les épis. Il y a une tache de ciel aux épaules et quand tu tournes vers moi ton visage, la poitrine traversée d’une oblique lame étincelante, un bras puissamment ployé contre lui-même, ton regard, frère, c’est encore le même azur. Une femme se penche sur ce froment mort derrière toi, soulève à pleins bras les cadavres dorés qu’elle repose, sans cesse courbée, sans cesse redressée, avec le même mouvement sans fin de la tête où toute une chevelure s’éparpille.

Gustave Roud "Écrit à Carrouge" (Fata Morgana)

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