J'avance, avec de l'ombre sur les épaules. ( André Du Bouchet)

mercredi 5 juin 2019

Lever les yeux du livre

Surgissent brutalement les lignes de lumière, celles des rayons d’un soleil d’été qui joue sa mélodie comme l’archet sur les cordes du violoncelle, et dans une diagonale, qui n’a rien à envier à un regard de folie, découpe ce qui est jardin entre le monde des vivants et celui des disparus, les aidant presque à revenir. La baie vitrée protégée par l’auvent, emplie des reflets où les verts se mélangent à la grisaille des pierres , active son jeu de miroir afin de perdre encore un peu plus le regard qui, lentement s’est levé du livre où il avait jeté l’ancre. Entre les lignes de mots, les yeux s’étaient inscrits, avaient presque pris racine, ne se souciaient de rien d’autre que de la mélodie qui se jouait là, des rêveries de personnages qui se croisaient, ne se reconnaissaient pas puis se souriaient, des sons qui se glissaient avec sensualité, des dissonances qui inévitablement retentissaient, puis la pénombre emplissait les ruelles ou les allées d’un parc et, soudain une colombe traverse l’espace du jardin d’un vol d’ailes lourdes, se pose sur le tremble, reprend sa respiration avant de lancer quelques roucoulades, c’est cela qui me fait lever les yeux de mon livre, regarder le jardin comme si c’était la première fois, ne sachant plus, perdue par le reflet, où est réellement ce jardin et qui je suis dans cet espace clos, reconnaissant les pruniers familiers, pas encore lourds de ces fruits qui font ployer ses branches, et cette luminosité, qui n’a rien de la pénombre d’où je surgis soudain sans précaution, et qui éblouit, bouscule le songe où j’étais glissée, m’arrache à des existences qui, même sans réalité, peuplaient l’instant présent avec bien plus d’intensité que celles que j’entends soudain s’agiter sur le chemin de l’au-delà du mur. Ne plus savoir, pendant quelques secondes, après ce geste de paupières somme toute banal, si je suis l’enfant dont le cœur bat toujours en moi, ou l’adulte et même cette femme aux cheveux blancs qui n’en finit pas de vivre dans les livres sans ressentir le poids des ans. La colombe a fini son discours, déployé à nouveau ses ailes, survolé l’oubli où elle nous abandonne moi et mes lignes de vies; les yeux continuent de la suivre sur un fond de ciel bleu, avant de revenir , en un souffle apaisé, au livre et à ses apparitions , illuminés d’un jeu d’ombres.

 (Nouvelle rubrique "Tresse de gestes"  bâtie avec des extraits de mes lectures -- voir celui de Gustave Roud -- et des textes que j'écris autour de gestes, mouvements: un peu comme un arrêt sur image. Ce premier texte  a donné une forme: bloc de 400 mots.)

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