J'avance, avec de l'ombre sur les épaules. ( André Du Bouchet)

jeudi 5 septembre 2024

Malville

 


À la limite de la cité où nous avons grandi, mon frère et moi, se trouvait un gros rocher rond, un de ces affleurements de calcaire nombreux dans la contrée, qui surgissait de terre au milieu des herbes folles mais aurait tout aussi bien pu tomber du ciel. Nous aimions grimper sur ce roc, en jouant aux cow-boys et aux Indiens, et en poussant des youyous tel Yakari sur Petit Tonnerre, son cheval à crinière blonde. Il était notre Ayers Rock. [ …] ce rocher rond était pour moi une sorte de globe magique ; j’avais l’impression qu’il recelait un message et que ce message, il m’appartenait de le déchiffrer. À force d’en explorer la surface, j’avais remarqué que ce roc était tacheté par endroits d’un archipel étrange qui me rappelait les plus belles pages de l’Atlas Reclus paternel : celles consacrées aux îles du Pacifique. 

Ainsi, je retrouvais sur ce rocher les principales couleurs des atlas, telles que me les avait enseignées mon père : le vert indiquant les plaines ou les forêts, le jaune signalant les collines et les plateaux, le brun symbolisant les montagnes, et le blanc, couleur des névés et des glaciers. Il ne manquait que le bleu, couleur des fleuves, des lacs et de la mer, mais çà et là, sous la lumière zénithale, on avait l’impression que le gris de la roche bleuissait, que ce roc était comme un vaste océan gris-bleu sur lequel s’étalait l’étrange archipel peuplé de fourmis rouges. Malgré mon intérêt pour la biologie, je ne savais pas encore que j’avais affaire au lichen géographique, une des espèces les plus répandues à la surface du globe – les scientifiques l’appellent Rhizocarpon geographicum.

Plus je consacrais d’attention à cette étendue mystérieuse, avec ses contours festonnés, ses fructifications brunes, ses cônes dentelés et ses cuvettes tarabiscotées, plus elle m’attirait. J’aurais voulu posséder une loupe magique ou un microscope pour faire surgir du rocher tout ce paysage minuscule et crustacé qui semblait imiter les principales formes du relief terrestre : là, on voyait se dessiner une crique, une anse ou une baie ; ici, un cap, une presqu’île, une péninsule s’avançait, rêche et merveilleusement striée, sous la pulpe de l’index ; par endroits, on aurait dit que telle ou telle excroissance s’inspirait du profil d’un de ces atolls ou de ces volcans bien connus que j’avais croisés en explorant à plat ventre sur le grand atlas paternel les îles lointaines de l’océan Pacifique. J’avais tout un monde à portée de main.

Parfois le lichen était si sec, si épais, si induré, qu’il faisait bloc avec la pierre, devenait pierre lui-même. À force de chercher à tracer du doigt la frontière entre les deux règnes, ma vue s’embuait et je ne savais plus si ce que j’avais sous les yeux était réel ou imaginaire. En revenant à la maison sur mon petit vélo rouge, je sentais encore bouillonner sous mes paupières ce chaos de formes et de couleurs. J’étais hypnotisé. Dans ce microcosme où la pierre et la végétation entraient en symbiose, dans cette Micronésie où les frontières entre l’algue et le champignon, la mousse et le lichen, le végétal et le minéral étaient étrangement brouillées, j’avais découvert la matrice de mon imaginaire et ma future passion pour la géographie. Moi aussi, un jour, j’inventerais un archipel miniature qui serait une allégorie du réel et qui m’aiderait à mieux comprendre le monde.

Emmanuel Ruben "Malville" ( Editions Stock 2024)

 

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