J'avance, avec de l'ombre sur les épaules. ( André Du Bouchet)

mercredi 24 avril 2024

Ricochet/ 16

 


1/ Il faudrait essayer de regarder autrement, voir les chose à l’envers, lire à reculons, marcher à contre-courant des gens qui vont tous dans le même sens. Mettre ses pas sur les traces du renard, sans plus rien comprendre du chemin à suivre, ou libres de courir comme un cheval un peu fou, de courir juste pour ce bien-être, pour le vent sur la tête, et la pluie sur la peau.

2/ Des vers soulignés, donc lus et aimés par une autre main que la mienne dans ce recueil de morceaux choisis. Les alexandrins de Victor Hugo se déroulent et me bercent. Le rythme est apaisant, même lorsqu’il déploie une sorte de colère. Certains à peine entamés s’achèvent sur mes lèvres, les yeux fermés. Je murmure un poème à ma petite-fille qui vient de tracer quelque arabesque folle sur mon carnet d’écriture.

3/ À sans cesse tourner la tête vers la fenêtre, à scruter les bourrasques dune presque neige, on ne sait plus où est le ici et où est le là-bas. On semble un peu comme dans les souvenirs où la mémoire s’emmêle les pinceaux à ressasser un passé qu’elle enjolive sans savoir avec les traces d’un présent. Comme si on était à la recherche du meilleur mot pour parfaire une traduction.

4/ Même lorsque la vie se réduit à rien, c’est rarement le même rien. Ces riens qui font que la vie va son petit bonhomme de chemin, et que l'on est toujours sur notre propre chemin à avancer. Avec un peu de lenteur, mais à toujours être avide de découvertes, et à devenir davantage soi-même. Notre vocation d'être humain est celle de la création, même dans ces petits riens, les nôtres.

5/ Lecture du livre L'ennui des deux vénitiennes de Edouard Dor, où l'auteur émet des hypothèses sur un tableau de Carpaccio, exposé au musée Correr à Venise. Il tente de résoudre les interrogations que l'on peut se poser, il délivre les symboles attachés aux motifs, sur la non innocence d'un bestiaire dont je ne savais rien. Un plaisir de lecture et l'envie de voir ce tableau en vrai, ou le revoir.

6/ Terre rouge, narcisses ou jonquilles, pierres volcaniques, lauzes, monts de granite, vastes étendues, forêts denses: tout cela me reconstruit, rafistole les failles qui se creusent au fil du temps. De la reconquête de soi par la vision de bouts de nature, de brisures de couleurs, comme des éclats de mots au long des livres. Marcher a aussi cette vertu, d'apaiser ce qui roule en soi comme des billes de feu.

7/ Du jour qui passe capter ce moment-ci, ce détail sur un arbre, cette échancrure sur la colline, cette silhouette qui en rappelle une autre, ce visage où sont creusés les ans, telle parole qui s'échappe de nulle part, ce silence soudain qui prend toute la place, cet objet dont on ne sait plus rien, et ce rêve qui au matin ne se donnera pas, retournera dans les arcanes des ombres.



lundi 22 avril 2024

Une forteresse de roseaux

 


Quelque chose m'intrigue. Perte, disparition, remplacement. Notre façon linéaire de penser le temps. Ligne, à la rigueur tortueuse, dont uns flèche pourrait indiquer la direction. Un sens qui impose un champ de vision réduit à un aller-vers excluant le rebours et plus encore l'alentour. Rien ne se déploie en nous. Rien ne se dilate, ne s'épanouit, ne s'enracine, ne s'élargit. Rien ne se creuse, ne se complexifie, ne se densifie, ne s'allège. Rien d'organique ne vibre, aucune sensation que tout est là, concomitamment. 

Corinna Gepner "Une forteresse de roseaux ( Éditions La Contre Allée 2023)

samedi 20 avril 2024

Jalousie des mots/ 15

 


Strates d’oublis et de pertes dans la futilité du temps qui fuit. Lettres envoyées dont on ne sait plus rien (ni ce qui était écrit, ni comment elles ont été accueillies), lettres reçues et oubliées, tassées dans un carton à chaussures dormant sur quelque étagère. Pensées, issues de mythes, que l’on trouvait géniales et qui se sont évaporées comme neige au soleil. L’intime s’étiole dans la langueur de jours dont on n’attend plus grand chose. Des morceaux de soi ainsi dispersés, mais comme on n'en sait plus rien, cela n'a guère d'importance. Écrire au travers des strates, manière de se réinventer.

jeudi 18 avril 2024

Quatrain / 136

 

toucher le rivage d'une aube

s'asseoir sous l'ombre rouge

la tête renversée sous le ciel

et la vie dedans enfouie



mardi 16 avril 2024

Ricochets / 15

 


1/ Quand on se demande l'impossible, et que l'on œuvre pour le rendre possible, l'énergie déployée se retrouve payée au centuple. On n'est pas dans l'ordre de la maîtrise de quoi que ce soit, mais dans un renversement d'être que l'on se doit d'assumer. Le corps se serre dans le faire, même si autour tout tremble un peu. On est dans un processus de marche qu'il n'est pas possible de stopper.

2 / À l'instant où cela s'écrit sous les doigts, il est impossible de juger ce qui vient de se faire. La nécessité de laisser reposer un texte, pendant plusieurs jours et pour des textes longs et denses un temps encore bien plus long, est indispensable. Combien de fois arrive-t-il n'avoir aucun souvenir de phrases écrites, s'interroger sur le sens caché qu'elles peuvent bien avoir... Au travers des mots, parfois comme une découverte, redécouverte.

3/ À ne jamais savoir si la raison se trouve de mon côté. Mais se persuader de poursuivre le chemin sur lequel mes pas se sont engagés. Il n'y aurait rien d'autre à faire que de continuer à suivre ses envies. On le sait bien que le temps joue contre tous les désirs non encore réalisés. Il est d'autant plus urgent de se lancer des défis. Ceux qui me tiennent debout.

4/ 15h52 ce mercredi 10 avril 2024, sur le talus qui borde l'autoroute, entre Saint-Etienne et Lyon, peu  avant la sortie de Lorette, les premiers coquelicots de cette année. Le plaisir est toujours aussi fort. Le fil rouge des errances peut reprendre, l'horizon peut étendre sa toile où suspendre quelque espérance. C'est l'au-delà du printemps sans être encore l'été, c'est un peu d'enfance en cadeau, c'est juste le temps des coquelicots.

5/ On réalise bien que les frontières ne sont pas extérieures à soi, mais qu'elles se sont construites, depuis l'enfance à la lisière des blessures qui colmatent le corps. Les autres avancent avec leurs meurtrissures, similaires aux nôtres, parfois sans en avoir la conscience, et c'est ainsi qu'il est difficile d'échanger. On se rencogne dans nos propres ellipses, on se retire sur nos branches d'ombres pour ne pas se faire saigner.

6/ Et si on se mettait à étudier le lainage de sa vie. La couleur manque de lumière, il y a quelques accrocs colmatés par un fil qui s'effiloche à son tour, la forme se déforme chaque jour un peu plus. Détricoter le tout afin de faire sa Pénélope, il n'est plus temps. Rapiécer ? Mais non, les échancrures sont aussi le reflet de ce que nous sommes: juste les aimer.

7/ L'ailleurs que nous traversons, en écho à l'intime, et qui sans bruit, sans mot nous bouleverse. Cet arbre qui capte le regard, ce parterre de coquelicots où ennoyer ses songes, ce ruisseau où laisser voguer quelque brindille de soi. Et que dire de ce point de vue où revenir sans cesse, sans aucune lassitude, dans une relecture perpétuelle avec le déchiffrement du temps d'avant, et un présent aux résonances vives.

 

dimanche 14 avril 2024

Féroce

 

« Les gens de la mer ne sont pas des gens à la joie débordante, même si parfois ses embruns éthyliques les enivrent. Dans la mer se cache toujours pour eux quelque chose de la mort et la source formidable et infinie de la mélancolie. »

[…]

    Mouvements de marée, découvrant l’estran, étendant ses slikkes et schorres sur des kilomètres, éployant en toutes directions les vagues, phénomène imperceptible et pourtant familier, effrayant mais constitutif, à la fois empreinte et matrice, la mer était non pas seulement un lieu, ou la représentation d’un lieu ( c’était cette béance, la marée), la mer c’était aussi la chance que quelque chose en ce lieu prenne forme, le contienne en quelque sorte, comme ce quelque chose contient lui-même ce qui lui arrive. La mer c’était en quelque sorte la possibilité que quelque chose survienne, comme l’ebbe s’en retourne, vivace comme un chien, la possibilité d’un évènement. Et, par conséquent, la possibilité qu’un récit relate cet évènement. La mer c’était en quelque sorte du récit en germe, en graine, oui, spiralée ou hispide, striée ou poreuse, père-mère ou fille-fils, patientait, dans sa dormance, la traduction de l’aède.

     Oui la mer était partout, oui sa vie était entourée des eaux.

     Oui le pays était entouré des eaux (PréAlpes & Jura n’étant qu’une mer arrêtée, comme Alpilles), et les eaux entouraient sa vie.

Benoît Vincent "Féroce" ( Editions Bakélite 2024)

vendredi 12 avril 2024

Jalousie des mots / 14

 


Quand, au fond de soi, se referment les paupières des vases, ne dévoilant plus rêves ou pensées de l'insaisissable, on reste sans voix, prisonnier de sa forteresse dont plus rien ne parviendra à s'évader. Quand à la profusion du bruit du monde, gavé de borborygmes inutiles et de leurres dorés, se mêlent les absences de tous ceux qui importent, dont le manque est éternel, et que ces gémissements recouvrent son champ de vie, il est impératif de découdre les étoiles du désespoir. Au prélude du nouveau regard à poser sur l'enclave où trouver refuge, accueillir le temps d'errance à errer.

mercredi 10 avril 2024

Quatrain/ 135

 

j'ai rêvé le vent

dans le ventre d'une langue

le vent fripon qui plisse

par l'en-dessous de la lumière

lundi 8 avril 2024

Ricochets/ 14

 


1/ En rasant les recoins au fond de soi, en cherchant à se retrouver dans son propre labyrinthe, on finit toujours par dénicher un truc qui ne tourne pas rond. Une aspérité, une croûte que l'on gratte, tant et plus, jusqu'à refaire saigner, et la démangeaison s'accentue aux entours, cela se répand comme une onde sur la rivière. Tout est réactivé: le sourd se met à geindre en dizaines de murmures.


2/ Se dissoudre dans les rayonnages de la bibliothèque d'une personne qui n'est plus, depuis déjà de nombreuses années. De la joie à caresser les couvertures de tel ou tel livre dont on sait qu'elle les a lus avec attention et passion, dont elle nous a parlé, qui peut-être même sont annotés. S'interroger sur quel message en sommeil entre les pages, à soi envoyé. Alors en emprunter deux pour le découvrir.


3/ En parallèle de ce qu'on lit, de ce que l'on voit dans un film ou même de ce qu'on entend dans une conversation, s'immisce notre perception. On lit avec un regard qui a, depuis tant d'années écoulées, déjà beaucoup parcouru de pages, beaucoup imaginé d'arrière-pays derrière les lignes qui se posent. Et souvent la lecture est alors déportée vers d'autres horizons, où se mêlent nos propres souvenirs: un autre livre.


4/ En marge. Chaque jour se répéter que l'on n'est pas vraiment dans les clous que la vie nous demande de respecter. Se sentir toujours quelque part ailleurs, dans un monde parallèle, où règnent les ombres. Sous quelle sorte de ciel exister? Happée par quelque murmure qui s'élève de puits creusés au bord de nos chemins, séduite par les bruits d'ailleurs que l'on croit percevoir, et les doigts aimantés aux gouffres.


5/ Le sourire sur le visage de l'enfant, comme la récompense de le rendre heureux, lui donner de la joie, aussitôt partagée. Et du jasmin dans les mots que l'on prononce, d'où émergent des monceaux de miel. Voir au travers des années et suspendre les mondes qui se déroberont plus tard sous ses pas. La laisser le plus long possible vivre dans ces intervalles où le bruissement des mots la caresse.


6/ ...les arêtes du réel...des îles intérieures...des strates de mémoire...racines courant sous la peau ...absence, présence, absence ...des ciels alentour...des yeux tendus vers ...la brûlure du soleil ... lapsus de mémoire... syllabes désarticulées ... images regardées ... comment penser le temps ... retour sur le passé ...désir d'une vérité ...ce qui est perdu dans le perdu...du flou dans le regard....ne plus savoir comment rentrer...dissonance d'un au-dehors...avancer sur la ligne de fracture...


7/ Le glissement des mains sur les couvertures de livres étalés sur les tables du salon des éditeurs. Certains passent, feuillettent, lisent quelques lignes, reposent l'ouvrage, s'emparent d'un autre, recommencent, se dirigent vers la table suivante où se reproduit le même processus. Ils tournent une ou deux fois dans les allées, semblent gênés de ne rien acheter, mais ils ont un peu peur de ce qui se trame entre les lignes.


samedi 6 avril 2024

Jalousie des mots/ 13

 



Des pensées en marche qui n'en finissent pas de nourrir les jours, montant du fond de soi, comme une rumeur que l'on ne peut étreindre, ni éteindre, insaisissable mais qui jusqu'au vertige guide nos pas. Elles portent en elles un chant d'horizon, rêvant d'échos à venir, faisant palpiter des étincelles, bâtissant des passerelles, creusant des tunnels, afin de détourner les écueils. Au désarroi qui souvent nous recouvre, ces pensées abandonnent quelques traces sur l'ennui de nos peaux: quelque songe accroît l'espace qu'il nous reste, ébranle les barrières savamment érigées, souffle sur des sursauts de braise, dont on ne savait rien.

jeudi 4 avril 2024

KHÔRA



La baie de Galaxidi

On dirait qu'à côté de notre vie

comme une parallèle fidèle et inaccessible

se joue une autre vie      mystérieuse

nôtre aussi mais embusquée

toujours à la limite de notre champ de vision

une vie pourtant plus réelle

Une vie légèrement en amont

comme du lait caillé

qui sait des miracles      comment tutoyer

les pierres déchirer le ciel

Une barque attentive aux remous du hasard

Une vie paume ouverte       Une vie

qui saurait comment s’y prendre

avec la bienveillance et avec la mort

 

Elle est là au bord       je peux l’entendre

murmurer son flot incessant dans la baie

je reconnais presque les mots

qui lui importent       Presque

 

Emmanuel Merle "Khôra"  (Editions Le Réalgar 2023)