temps tapoté rabattu retourné
savoir regarder et penser
prendre le chemin
aux courts cheveux de lin
J'avance, avec de l'ombre sur les épaules. ( André Du Bouchet)
temps tapoté rabattu retourné
savoir regarder et penser
prendre le chemin
aux courts cheveux de lin
1/ Mon boisseau de silence c'est maintenant, il faut en profiter. C'est là, face à soi et en soi, bien réel. Tout est endormi autour, même les oiseaux semblent somnoler. Se tenir dans l'anse de ce silence, en faire des provisions pour les heures à venir. C'est comme une page entortillée autour de soi. On peut faire semblant de penser, se perdre dans ses souvenirs ou faire revivre ses propres fantômes.
2/ Une cathédrale de feuillage sous la lumière d'un après-midi d'octobre. Cela signifie quelque chose du temps qui est passé et qui passe encore. Cela le magnifie, lui donne un éclat dont on ne voit que rarement l'ampleur et la beauté. L'éphémère en majesté. Un poème sous un baldaquin qui se laisse aller, s'abandonne, faisant fi des ténèbres à venir. Sur le sol, une flaque d'eau frissonne, se couvre de rides.
3/ La sensation d'abandonner de plus en plus d'envies, de pensées, d'amis sur les bandes d'andain qui longent mon chemin. Sans doute, les amas des uns et des autres s'accumulent au fil du temps qui fuit: c'est une nécessité, on ne peut tout porter...Il faut faire des choix, se délester de ce qui pèse trop, ce qui entrave le pas. En ce maintenant de la vie, que garder encore avec soi?
4/ Au travers des mailles du matin, ne conserver auprès de soi que les projets qui naissent, les rencontres à venir, les promenades qui interpellent, et refouler au loin les pensées du passé qui reviennent, avec une certaine constance, troubler l'onde de chaque jour. La lumière qui baigne la maison signe qu'il est nécessaire de se tourner vers elle, et de se laisser envahir, puis apaiser avant la prochaine houle d'obscurité.
5/ Chaque matin recommencer. Chaque soir se refermer. Entre les deux tenter d'étirer le regard entre les mondes. En se cognant aux angles acérés de ce qui se trame et explose un peu partout. Se recentrer entre ses propres murs, son espace noir ou blanc, la paume des mains à toucher le silence des parois, et même si rien à dire, et froid en-dedans, tenir bon, sourire au rayon de soleil.
6/ Trouver l'équilibre entre la friche et un jardin agréable à regarder, sans parler de le contempler. Se tourner vers bruyères et bambous qui ont toujours pu apaiser le regard, surplombé par le petit sapin bleu et le cyprès nain. Espace aussi restreint qu'il peut l'être mais où déjà se sont emmagasinées les pensées d'avant lorsqu'il fallait bien se raccrocher à quelque chose pour poursuivre le chemin et se tenir debout.
7/ Un jour à ne rien voir à plus de dix mètres. Un jour où bruyères et bambous semblent pleins de cette tristesse de novembre contre laquelle on ne peut pas lutter. Un jour où les fleurs dans les vases s'épuisent à donner un peu de douceur, mais elles restent sans vie, les pétales recroquevillés, baignant dans une eau qui devient glauque, se bordurent de noirceur. Elles restent inertes comme moi.
dans le grand
bal ralenti des rêves
il est un écrin léger
là où le vent vacille
sous la voix basse de l'aube
1/ Le motif de certains récits, quelles que soient leur longueur et leur densité, découle d'un amont dont on ne reconnaît pas toujours la source. Le ruisseau de mots se détache en cours de sinuosité, advenu en esprit parce que c'est l'instant désiré, et cela s'écrit sans trop avoir conscience de ce qui se trame dans ce qui va suivre. Il y a la nécessité de s'altérer à ce qui jaillit.
2/ Lire le jardin ou le monde qui nous entoure demande des compétences que je n'ai pas. Ou dont je ne possède que des bribes. Je ne conçois que des images séparées, qui s'ajoutent les unes aux autres, mais il faudrait les ajuster entre elles pour comprendre quelque chose à ce qui nous cerne. Utiliser une grammaire de coordination pour relier les relations secrètes, cachées entre les êtres et les choses.
3/ Comment ça racle les idées noires qui surgissent sans prévenir, comment ça sarcle entre les neurones qui restent. On se retrouve écorché, le chandail perd ses mailles, des béances s'élargissent. On s'accroche où on peut, comme on peut avec les doigts qui se déforment et qui n'ont plus de force. Puis le tourbillon s'en va plus loin, on revient vers soi, l'horizon se fait jour sur la toile de fond
4/ Aux murs, dont on détache les étagères après avoir sorti les centaines de livres qui reposaient ici depuis tant d'années, restent accrochées les conversations échangées là. L'appartement se vide, c'est une vie qui s'est terminée. On sauve du néant quelques livres voués à la benne et des souvenirs refont surface, là devant cette grande reproduction de Van Gogh, aux couleurs très pâles, presque éteintes.
5/ Le temps de contempler la chute d'une feuille qui tourbillonne, et s'apaise l'esprit. Elle s'est détachée de l'arbre à l'instant qu'elle a choisi. Elle descend et mon regard la suit jusqu'au sol où elle rejoint d'autres feuilles déjà sèches. Sacraliser l'instant où l'esprit s'est arrêté de rêvasser et s'est retrouvé dans la chute d'une feuille jaunie, donnant à voir, à penser, à partager ses dernières secondes de vie, sa mort.
6/ Sans imagination, point de vie intéressante. Se tenir aux aguets des vibrations qui sinuent entre les instants qui se déroulent sans que l'on ne maîtrise grand chose. Mais imaginer fait vibrer ce qui existe ou que l'on considère ainsi, et réchauffe des heures bien insignifiantes si cette petite étincelle ne jaillissait pas à l'impromptu et ne nous entraîne sur les sentiers du songe. Comme une voyelle glissée entre des consonnes.
7/ Dans mes errances numériques, je lis "c'est un jour de lichens" de Henry David Thoreau, extrait de son Journal, et il me faudrait dans l'instant me le procurer, pour lire ce bout de phrase dans son contexte. Il se pourrait bien que ce jour soit un jour de lichen pour moi aussi, un de ces jours où l'esprit s'accroche entre les lignes puisées ici ou là où l'on peut s'oublier
J'aime l'arête précieuse de vos mots, leur douceur violente, leur façon d'embrasser l'Univers à partir du plus petit évènement, l'incise qu'ils semblent inscrire dans le Temps. Comme si vous travailliez au couteau, au burin, à la manière d'un graveur, d'un orfèvre. C'est incroyable et c'est leur vérité: chacun de vos mots fut éprouvé. Mais pourrait-il en être autrement ? À quoi cela servirait-il d'ajouter des livres de poèmes à tant d'autres livres ? Le poème est une braise, il chante les commencements et la fin, il chante la vie et la mort, le sommet et le bas, il se moque des frontières, il est souvent perdu dans une chambre quelconque, au bord d'une fenêtre : « Mon pays est partout où il y a une table de travail, une fenêtre et un arbre sous la fenêtre. »
Joël Vernet "Cœur sauvage" ( L'Escampette 2015)
de mon étrange relation avec Virginia...
Reprenons le cours de l’atelier « à l’ombre de Virginia Woolf », nous en sommes à la sixième séance dans un des groupes où je partage ce travail. Nous allons porter un regard sur différentes nouvelles de Virginia Le travail se situe juste avant d’autres séances où chacun travaillera sa propre nouvelle. Je propose toute une série de premières phrases, les incipit, extraites de dix-huit nouvelles écrites tout au long de la vie de Virginia. Simplement la première phrase de chacune d’elles. Il s’agira alors d’écrire la deuxième phrase. Le titre de la nouvelle est donné. Le travail de chacun étant de s’adapter à la fois aux quelques éléments donnés dans cet incipit, à sa longueur, au rythme qui est déjà induit, à la manière d’ énoncer et au titre. Par exemple, le premier incipit donné est celui de Une maison hantée : Quelle que fut l’heure à laquelle on se réveillait, on entendait une porte se fermer.
Ce travail vu comme une manière d’entrer davantage dans l’écriture de Virginia, de voir comment elle « plonge » dans le texte. Elle a écrit une cinquantaine de nouvelles, et cela représente un élément fondamental de son écriture. Le but secret de cet atelier était aussi d’inciter les participants à attiser leur curiosité et de chercher à découvrir toutes les nouvelles proposées. On y trouve des visions impressionnistes, des petites pointes satiriques, de l’humour ; elle y aborde la condition féminine où beaucoup de figures de femmes sont mises à nu avec leur désir d’autonomie. Et l’art du récit est toujours bien mis en jeu également.
Les nouvelles ont des longueurs différentes. Certaines deux pages, d’autres une quinzaine. Dans Une maison hantée, une nouvelle de deux pages, on se retrouve dans une atmosphère onirique, on navigue dans l’incertitude, dans le fantastique. On ondule dans une sorte de symphonie avec l’introduction de thèmes mêlés de sensations et de sentiments, comme Virginia sait si bien le faire, qui enflent jusqu’à la fin de la nouvelle. La nouvelle, ou peut-être le poème en prose, Bleu et vert ne nécessite qu’une demi-page, pour nous offrir une méditation sur la perception des couleurs, sans réelle narration. Dans le verger est un texte qui me plaît particulièrement. Il est organisé en trois parties, dont chacune commence par les mêmes mots: Miranda dormait dans le verger, et ce qui est évoqué se retrouve dans les trois parties. La même scène est décrite de trois manières différentes. Dans la première, la vision de la narratrice est extérieure et les sons ont beaucoup d’importance. Dans la deuxième partie, on se retrouve plutôt dans les pensées de Miranda qui perçoit les éléments comme reliés, entrelacés à des éléments présents dans le premier jet d’écriture, et Virginia passe au « je », alors que dans les autres morceaux on sinue avec le « elle ». Dans la troisième partie, plus brève, est fournie une géométrie du verger , l'accent étant mis sur la relation entre la terre et l'air. Et la dernière phrase qui laisse le lecteur perplexe…
Cet atelier était le dernier avant un travail centré sur l’écriture d’une nouvelle personnelle.
à suivre...
1/ N'y aurait-il pas, en chacun de nous, un spectre à libérer? Un spectre, un fantôme, ou une simple araignée accrochée à nos chairs. Quel que soit le nom qu'on lui attribue, et araignée étrangement me convient, il reste à évaluer la place qu'elle réclame, à tester la teneur de sa toile ou à la recueillir dans le creux de la paume, ouvrir grand la fenêtre et lui souhaiter bon vent.
2/ À chaque instant tout peut basculer. L'indifférence, l'oubli, la mort prennent le dessus. Entre les lèvres serrées, l'amertume s'écoule. On a beau frotter pour nettoyer les vitres, on n'y verra pas plus clair. On ne peut faire disparaître la buée intérieure où les visions se dédoublent, se revêtent d'une poussière d'étrange, effleurant même l'absurde, se recroquevillent jusqu'à abandonner des résidus, comme du sucre caramélisé, dans les alvéoles de nos vies.
3/ Le temps d'une mésange dans la houle du matin. La sensation que c'est elle qui a raison. Voleter de branche en branche, de bouleau en buisson, de présence en absence. Elle glisse dans l'air comme sur des plis de soie. Broderie sur la nappe du jour mussée entre arabesques, brins de bruyères, brindilles esseulées, gouttes de rosée, ajours où se faufilent les mémoires enlacées de ceux qui ne sont plus.
4/ Des fragments d'un présent se mêlent aux fragments d'un passé qui s'avère déjà lointain – il me semblait pourtant que c'était hier. Des chansons se fredonnent que l'on chantait tous ensemble, l'un ou l'autre grattant une guitare, les autres ajustant leurs voix pour créer une harmonie. Le monde semblait plus doux, on se sentait heureux. Le rideau des vies déchiré, des voix manquent pour chanter File la laine, filent les jours...
5/ L'étymologie d'un mot est comme un oculus où se propulser dans le passé. On se prend pour un explorateur de la langue, ajustant par cette recherche dans les langues latines ou grecques, notre idée du mot en question. On aime à voir le chemin qu'il a parcouru au fil des siècles et comment une petite part d'indicible cherche à se manifester avec ténacité au travers des couches de sens assemblées.
6/ La lecture se pose, se conçoit comme un acte de reliance, et une démarche de pousser sa pensée, d'accepter qu'elle se métamorphose au contact d'un texte, d'un livre. Elle demande donc une concentration et une acceptation d'entrer dans une zone de perturbation. Se tenir dans l'acte de lecture comme un petit enfant à qui on raconte une histoire et qui en réclame une relecture et encore une autre sans l'épuiser.
7/ Un trop plein de lumière diffusée sous des verres. Un trop plein de couleurs toutes plus chaudes les unes que les autres. Un trop plein de sensations que l'on ne peut gérer qui incisent la tête. Il faudrait se tenir à bonne distance de ce qui brille, à ce qui jamais ne cesse. On voudrait de la brume et du gris car l'œil ne peut fixer la lumière trop longtemps.
je pense au rêve perdu
devenir un oiseau
écouter là où le rouge brûle
à la lisière secrète de ce qui flambe
L'air amer descend dans les bronches
Avec sa vapeur de givre ou de camphre
La paille est blanche autour du fer
Et sur l'étoffe au toucher rêche
Aridité de la vie qui s'arrache
Comme s'arrache le schiste ardoisier
Par feuillets noirs marqués d'ocre violâtre
Au bloc mal équarri sous le ciseau
Et la toux sèche arrache un crachat rouge
Comme un lambeau de chair
Sous le ciel nu l'air d'hiver rend plus dur
Le bruit du schiste qui se casse.
Françoise Morvan " Buée" ( Éditions Mesures 2019)
de mon étrange relation avec Virginia...
Arpenter les alvéoles où se tenaient les bouquinistes de Saint-Étienne lors de la fête du livre : il y a une sorte de plaisir à se laisser agripper par une couverture dont on ne sait rien, dont l’existence nous était inconnue, et donc que l’on ne recherchait pas. Fouiller dans ces étals, comme marcher dans une forêt et trouver des champignons ou un buisson de mûres…Et là, dans des caisses pour les enfants, tomber sur le nom de Virginia Woolf. Penser qu’il y a dû avoir une erreur de rangement, à laquelle il faudrait remédier. Feuilleter l’album et réaliser que c’est bien un texte de Virginia écrit pour les enfants, sans doute pour les enfants de sa sœur, et illustré par Magali Attigé. Je l’ai acheté bien sûr. J’ai recherché ensuite d’où provenait cet écrit dont je n’avais jamais entendu parler.
Nurse Lugton's curtain, cette histoire merveilleuse écrite pour sa nièce en 1924, a été trouvée parmi les pages manuscrites de son Mrs Dalloway et préfigure les thèmes qu'elle développera quelques années plus tard dans son essai intitulé Une Chambre à soi. Dans une vieille demeure victorienne, Mrs Lugton est en train de coudre à la lumière d'un lampadaire, auprès d'une cheminée éteinte : elle a promis à Mme Gigham un rideau pour son salon. Tandis qu'elle est à son ouvrage, un monde onirique attend patiemment, emprisonné dans le motif du tissu. Quand, enfin, elle sombre dans un sommeil profond et que résonnent ses premiers ronflements, les animaux qui ornent le rideau ouvrent grands leurs yeux. Mais attention, Mrs Lugton peut s'éveiller à tout instant et les figer à nouveau dans les plis et replis de l'étoffe... À travers un univers foisonnant, aux couleurs franches et vives, Magali Attiogbé déploie un exotisme joyeux, tout droit sorti de nos rêves d'enfants
Je n’aurais certes pas imaginé trouver un album illustré d’un texte de Virginia. Mais il va rejoindre l’étagère près des autres livres d’elle. A la toute fin du livre, une présentation rapide de l’autrice est esquissée, où l’on peut lire :
Virginia Woolf était une femme libre. Dans « Une chambre à soi » (1929), elle écrit qu’un femme a besoin de disposer d’une pièce bien à elle pour être en mesure de développer son imaginaire et de créer – un peu comme Mrs Lugton, qui ne peut laisser libre cours à sa rêverie, trop occupée à coudre le rideau de Mrs John Jasper Gingham pour laquelle elle travaille. Peut-être aimerait-elle, elle aussi, décrire les aventures des animaux dans la cité merveilleuse de Millamarchmantopolis?
J’ai donc réalisé quelques recherches sur ce texte que je découvre. Le récit, baptisé « Nurse Lugton’s Golden Thimble » parut en 1966 chez Hogarth Press, maison d’édition fondée par Leonard et Virginia Woolf en 1917, avec des illustrations de Duncan Grant, peintre appartenant au groupe de Bloomsbury. Il a été traduit en italien en 1976 Il dilate d’oro , puis en 1983 en français, puis en 2010 dans une nouvelle traduction . Celle que j’ai sous les yeux en est encore une, plus récente, réalisée par Aline Azoulay-Pacvon. Dans ce conte, j’aime particulièrement cet état de somnolence où tout devient possible. Je suis aussi marquée par les illustrations qui fixent des images. J’aimerais bien voir les autres versions illustrées et pouvoir comparer les sensations ressenties, ou découvrir le texte avec la sensibilité d’un enfant. Et retrouver la présence des flaques me comble…
Un court extrait évoquant les animaux :
Ils descendirent s'abreuver et, peu à peu, le bleu du rideau (car Mrs Lugton confectionnait un rideau pour la fenêtre du salon de Mrs John Jasper Gingham) se transforma en une prairie tapissée de roses et de pâquerettes, parsemée de pierres blanches et noires, de flaques, et traversée de chemins charretiers sur lesquels bondissaient de petites grenouilles craignant d'être piétinées par les éléphants. Tous dégringolaient la colline pour aller boire au lac.
à suivre...