J'avance, avec de l'ombre sur les épaules. ( André Du Bouchet)

mercredi 10 décembre 2025

lundi 8 décembre 2025

Ricochets/ Année 2/ Semaine 49

 


1/ Je me tiens dans mon cloître de silences. Des silences nourris de tous les livres qui repoussent les murs. Ceux que j’ai lus, aimés, et ceux qui patientent encore, dont j’ai juste effleuré d’une main gourmande la couverture, feuilleté quelques pages, lu un paragraphe ou deux... Dans chaque cloître une lumière particulière se glisse qui donne à voir ce qui se doit. Je ne suis obligée à rien : être là.

2/ Les couleurs ne viennent pas toujours de l’ailleurs, d’un dehors. Une journée d’ombres se révèle pleine d’intensités colorées. Sous les paupières cela irise.Des présences se sont installées. Sous le voile de nos yeux, certaines choses tentent de s’exprimer, de laisser libre cours au songe où les forces puisent. Et cela dialogue dans le plus grand silence. Et l’on se trouve soudain comme une branche luttant en vain contre le courant.

3/ Je lis : chaque phrase est posée sur l’échafaudage de soi *. Même si les planches qui fabriquent l’échafaudage où j’essaie de rester debout, ne sont pas de première jeunesse, l’image est là posée devant mon regard. Elle donne le désir et la pulsion de continuer. A la fois une vision vers l’arrière se crée, une vision d’un maintenant en recherche d’équilibre et une troisième vision tournée vers un futur.

4/ Je lis : je vais tout remettre à plat*. C’est aussi ce que je pense à faire dans de nombreux domaines afin de ne pas me décourager et poursuivre le travail que je suis censée poursuivre, que je m’oblige à maintenir en vie, même si je ne suis obligée en rien. Cela m’importe de mener un peu plus loin des projets qui n’intéressent que moi, mais qui me maintiennent debout.

5/ Il faut bien constater que le temps ne m’attend pas, qu’il file à son rythme et que j’ai pris du retard dans de nombreuses tâches que je veux mener à bien toutes ensemble. Il serait peut-être bon de se dire qu’il faut faire des choix et que je n’ai plus l’énergie nécessaire pour tout porter. Le problème est de savoir lequel de ces projets je devrais abandonner sur le bord...

6/ Cette impression de passer d’une forme de soi à une autre forme de soi en un temps assez bref, fait que l’on a du mal à savoir qui l’on est réellement. Comme si l’on était forcé d’endosser des parures différentes, d’en façonner de nouvelles, pour économiser chacune de ces apparences et ainsi, au travers de ses sortes de métamorphoses, à vivre avec plus d’intensité. Sensation profonde et intime de cela.

7/Je lis :écrire pour me dissoudre dans mes propres voix. Dans celles de la nuit qui prennent des chemins de traverse, et dans celles qui obstruent mes lèvres le jour. Tout ce qui se parle et dont on n’arrive pas à interpréter toutes les phrases, tout ce qui va et vient sans crier gare, passe en tête puis se dilue entre les arêtes du temps et la conscience de soi.



*Christine Jeanney (site Tentatives)

**Anh Mat (site Les jours échoués)



samedi 6 décembre 2025

Journal d'un écrivain /25

 

Mercredi 13 mai 1931 : 

Si je n’écrivais pas quelques phrases dans ce journal de temps en temps, j’oublierais, comme on dit, l’usage de la plume. Je me suis lancée dans cette opération qui consiste à retaper à la machine (du commencement à la fin) les trois cent trente-deux pages de ce livre fortement condensé : Les Vagues. Je tape sept à huit pages par jour, de sorte que j’en aurai vraisemblablement fini aux environs du 16 juin. Cela demande un certain courage, mais je ne vois pas comment faire autrement toutes les corrections, tout en gardant le mouvement ; il me faut encore ajuster certaines liaisons nécessaires ; enfin toute la mise au point finale. C’est ma façon de passer sur toute la surface de la toile un pinceau humide. 

Virginia Woolf "Journal d'un écrivain" traduction Germaine Beaumont 

jeudi 4 décembre 2025

Choses apaisantes

 


(des reflets de soleil  se dorent sur les fenêtres des immeubles)

la lumière redonne forme — comme des souvenirs dont on ne savait plus rien — enfouis dans les nimbes remontent en mémoire — on sent que le ciel sera bleu en ce jour — laisser venir ce qui doit — sans espérer monts et merveilles — prendre le temps des respirations — et celui de l’attente — laisser filer les mots de la nuit — les remous des jours passés — espérer les pattes de mouche sur la page — les traces de ce vivant en soi — et tendre les bras et les mains dans cette lumière presque inattendue — 

 

mardi 2 décembre 2025

Ricochets/ Année 2/ Semaine 48

 


1/ Ouvrir un livre pris dans la pile d’ouvrages en attente. En lire quelques pages pour nourrir le moment d’avant l’écriture. S’arrêter sur de la limaille d’encre*. N’avoir nul besoin d’aller plus avant. Se nourrir de cette image, la voir sur le doigt entaché de l’encre d’un stylo plume, ou plus ancien encore du porte-plume de l’enfance grignoté à son embout, et la tache sur le papier soudain transformée en fleur.

2/ À l’écoute de l’écrit des uns et des autres, je furète dans les blogs, me laisse porter, emporter dans des errances d’écriture, me perds parfois à ne plus savoir où je suis, chez qui je suis, ce que je fais là. Je note juste que le temps s’est écoulé et que c’était un bon moment, et que d’autres n’en finissent pas de creuser chacun son sillon. On n’est jamais seul.

3/ Parmi les images, plusieurs. Prendre l'image.** Celle qui me regarde. Celle qui se pense avant même d’avoir été choisie. Celle qui, en une seconde, se dévoile. Et dévoile quelque chose de soi. Ou cherche à montrer, à dire ce que les mots ne savent pas exprimer. On n’y voit rien et soudain on voit. À la mesure d’un instant, d’un écho. La candeur de la palpitation brutale d’un instantané.

4/ Comment cultiver sa vigilance, vis-à-vis du monde qui va beaucoup trop vite et sur des chemins que l’on ne peut aimer, si ce n’est par le fait de prendre le temps du lire. Le temps d’une lecture lente et interrogative. Avec des retours en arrière, des arrêts sur une phrase, un mot qui fait dévier la pensée. Le temps de la profondeur. Comme devant un paysage qui vous transporte loin.

5/ L’écriture manuscrite, que je pratique de moins en moins, me manque. Le tracé des lettres majuscules particulièrement que j’affectionnais d’écrire. Je me souviens des lignes d’écriture sur les cahiers lignés de l’enfance et l’application que je mettais à faire les pleins et les déliés, qui n’ont plus cours aujourd’hui. Prendre le temps de former une lettre, se tenir dans un état de fabrication d’un mot avec la lenteur qu’il requiert.

6/ Souligner, tracer un trait vertical dans la marge pour signifier l’importance d’un passage, quelque chose que je souhaite relire, ne pas oublier, est une conversation avec les livres. Ils ne sont pas sacrés, ils sont vivants et en éternel dialogue avec la lecture que je peux en faire à un moment donné. J’aime retrouver ces traces lorsque je les feuillette dans un temps autre. Ils ont un surplus de vie.

7/ Il suffit parfois de pousser la porte d’une galerie de peinture et de rester quelques instants face à des tableaux*** qui touchent, nous ôtent les mots de la bouche, nous font dériver imperceptiblement dans le domaine du songe le temps de l’échange entre la toile et soi. Sans chercher à voir vraiment, on entre dans la profondeur d’une présence où l’on se laisse flotter, emporter dans un ailleurs de sensibilités..

* Régine Detambel « Écrire juste pour soi »

** Lu sur le blog de Karl Dubost

*** Frédéric Fau

dimanche 30 novembre 2025

Quatrain/ 184

 

entre moi et l’autre

à peine de quoi trouer le silence

les mots n'ont pas de sens

se calfeutrer et parler de rien

vendredi 28 novembre 2025

Journal d'un écrivain/ 24

Samedi 7 février 1931 : Comme il me reste quelques minutes, je veux noter, le ciel en soit béni, la fin des Vagues. J’ai écrit les mots : « Ô Mort », il y a un quart d’heure, ayant dévalé les dix dernières pages dans des moments d’une intensité et d’un enivrement tels, que j’avais presque l’impression de courir à l’appel de ma propre voix, à moins que ce ne fut d’une autre (comme lorsque j’étais folle). J’étais presque effrayée, au souvenir des voix qui volaient alors devant moi. En tout cas, c’est fait ; et je suis assise ici depuis quinze minutes dans un état de gloire et de calme, avec quelques larmes, pensant à Thoby, et me demandant si je peux inscrire : « À Julian Stephen, 1881-1906 » sur la première page. Je pense que non. Le sentiment de triomphe et de délivrance est physique pour une grande part ! Que ce soit bon ou mauvais, c’est fini et, comme j’en éprouvais la certitude vers la fin, pas seulement fini mais arrondi, accompli, toute chose exprimée. Oh, bien hâtivement, d’une manière bien fragmentaire je le sais ; mais comme un poisson que j’aurais ramené au filet de ces étendues d’eau qui recouvraient les marécages et que je voyais de ma fenêtre à Rodmell tandis que je terminais La Promenade au phare.

Ce qui m’intéresse à ce dernier stade, c’est la liberté, la hardiesse avec laquelle mon imagination a saisi, utilisé ou rejeté toutes les images et tous les symboles que j’avais préparés. Je suis sûre que c’est la meilleure manière de s’en servir, non pas en fragments groupés et cohérents comme je l’avais fait d’abord, mais simplement comme des images, sans les contraindre à servir, mais à suggérer. J’espère avoir retenu ainsi le chant de la mer et des oiseaux, l’aube et le jardin, subconsciemment présents, accomplissant leur tâche souterraine.

 

Virginia Woolf " Journal d'un écrivain"  traduction de Germaine Beaumont



mercredi 26 novembre 2025

Seuls

 


L’Ange annonciateur est l’ange qui apparaît pour faire savoir à l’intéressé qu’il porte en lui un monde nouveau. Si l’Ange annonciateur doit annoncer, c’est que le porteur n’est pas au courant qu’il porte.

La sensation peut annoncer à celui qui la ressent qu’il porte en lui un monde.

D’où l’importance d’écouter au milieu de la cohue les sensations profondes qui nous traversent.

Toute sensation n’est pas nécessairement un ange. Tout comme un ange n’est pas nécessairement annonciateur.

Wajdi Mouawad  "seuls" Chemin, texte et peintures ( Leméac/ Actes sud 2008) 

lundi 24 novembre 2025

Ricochets/ Année 2/ Semaine47

 


1/ Un effet de décalage constant, et probablement de sauvegarde de soi, fait que l’on évolue en marge des évènements du monde. On se raccroche aux rires des enfants qui nous sont proches, à leur langue qui est en bouton mais pas encore en éclosion et qui possède ainsi un devenir et la joie de la découverte, de la surprise de ce qui va se dire. Un dire de mots neufs.

2/ Un filtre s’interpose en permanence entre ce que l’on regarde et ce qui est regardé, comme pour se protéger mutuellement d’un regard dérangeant. Nos certitudes se font vacillantes, et c’est tant mieux. Ce que l’on croit voir nous emporte souvent beaucoup plus loin que ce qui est simplement sous les yeux, le cerveau déconnecte d’un réel et sinue vers des territoires anciens où des miroirs ne sont pas si éloignés.

3/ Plus grand que soi serait ce qui se fige dans les lignes qui s’écrivent sur la page ? Ce serait surtout quelque chose qui va creuser dans un terreau en jachère, dans une poignée de terre où rien ne semblait exister. Des mots banals s’élèvent, eh bien recueillons-les, sans trop savoir où ils vont nous entrainer. Espérons juste une clairière où respirer plus large avec des chants d’oiseaux nouveaux.

4/ Lorsque voir devient regarder. Et pas seulement avec ses deux yeux. Mais regarder de tout son être. Jusqu’au bord de sa peau. Avec toute sa sensibilité et son histoire. Avec aussi toute la puissance cachée de la langue qui sommeille en soi. Entre l’œil et le dehors, ce qui est donné à voir n’est pas inerte, cela entre dans le champ des mots et de sa propre langue. Regarder voir.

5/ Pour écrire a-t-on besoin de muscle ou de souffle ? De silence sûrement et d’un temps devant soi. D’un peu de recul et de livres autour de soi. Et les mots du quotidien. D’une fenêtre qui donne à songer. D’un ciel que le sommet des arbres cherche à rejoindre. De quelques oiseaux qui passent sans savoir. D’un rouge-gorge qui se pose un instant. D’une polyphonie donc de tous ces entrelacs.

6/ De l’importance des verbes. Ce sont eux qui montrent le plus ce qui se déroule en soi, qui font que cela advient. Et les plus forts d’entre eux seraient sans doute les verbes être, regarder, chercher, ressentir, écouter. Ils sont très communs, on les utilise sans réfléchir, mais il faudrait leur rendre leurs lettres de noblesse et les considérer comme une approche de quelque chose en devenir : une annonciation.

7/ Chacun arpente ses gouffres. Aux confins de qui l’on est ou que l’on tente d’être. Et dont on cherche à ramener des bribes de soi, de ce qui nous a fait vivre, espérer, penser, et qui après tant d’années se réduit à quelques taches sombres. Et à chercher, et peut-être trouver dans la luminosité qui émane du noir, dans ce miroir réfléchissant les sillons, le creux dense de nos pas.



samedi 22 novembre 2025

Choses pleines de questions

 


(de gros buissons touffus et informes derrière la fenêtre comme un miroir)

des interrogations en tête — qui s’élancent et bourgeonnent — rivalisent d’intensité — puis s’éteignent — se fanent avant même d’avoir offert la fleur d’une réponse — retour en arrière sur un passé lointain désormais — tenter de comprendre des choix — à certains carrefours — des abandons — des changements de routes — les courbes et méandres d’une vie — et reconnaître la base solide de ce qui fut — malgré ce qui aujourd’hui m’est devenu étranger — ne rien renier — ou jeter aux orties — ce fut ainsi — et on continue d’avancer — même si le chemin se resserre un peu — 

jeudi 20 novembre 2025

Quatrain/ 183

 

voix greffées au vent

seul l'étrange éveille

lance-toi vers l’aval

d’encre et d’alluvions

mardi 18 novembre 2025

Ricochets/ Année 2/ Semaine 46

 


1/ Évoluer entre les songes ou les vidéos regardées ou les lignes lues ici ou là et avoir de la difficulté à distinguer les contours du réel. Sensation de vivre dans un autre univers, d’arpenter une géographie autre, en laissant se dilater les parois qui nous cernent. Comme une étrange expérience de mutation intérieure où ne résonnent que des instants choisis, une géographie personnelle, laissant éprouver d’autres sensations rêvées ou inventées.

2/ Peut-être en état de suspension avec le sentiment de flotter entre les moments de vie. Comprendre que l’on circule dans la marge des jours avec l’envie d’y rester. Souvent dans les mois de novembre, je ressentais une sorte d’enfermement, de dérive vers la dépression, c’était ainsi, je le savais, je patientais, et là, peut-être grâce aux belles journées lumineuses, j’ai la sensation de marcher à côté de moi, sans difficulté.

3/ De quel enfantement est-on encore capable, alors que les ans ne cessent de s’accumuler et que la faculté de l’esprit à se régénérer a une tendance certaine à ralentir...  On écrit pour recommencer quelque chose, tricoter avec les mots un vêtement nouveau, comme une robe de baptême immaculée où une histoire encore inédite pourrait s’écrire. Être encore et avant tout sur le seuil d’un possible dont on ne sait rien.

4/ À force d’avoir installé des habitudes, presque un emploi du temps, dans le déroulement d’une journée, on est perturbé lorsque l’ordre n’est pas respecté, et qu’il faut tenter de rattraper le temps qui a poursuivi son chemin sans rien demander à personne. Le café n’est pas bu au bon moment et l’écriture ne sait plus où elle en est. De l’importance des rituels et du respect d’un rythme cohérent .

5/ L’observation de ce qui va, de ce qui aide à avancer semble primordiale en ces jours où tout est fait pour nous plonger dans une tristesse sans nom. Et que ce qui se pense, s’écrit ou ce qui s’écrit et est donc pensé reprenne les couleurs de la vie. Dans les éparpillements de soi, tenter de retrouver le fil bleu pour mieux ressentir ce qui en soi est plus fort.

6/ Il y a une sorte de liberté que prennent les mots qui s’écrivent sur la page. Ils décident du chemin à emprunter, et édifient même une barricade entre l’intime de ce qu’on est et ce qui finit par se graver sur le papier. Comme si l’envie de brouiller les pistes était la plus forte. Ou si écrire voulait se dire comme à reculons : des combinaisons de mots en liberté.

7/ En assistant à un concert d’une chorale ukrainienne, on se laisse porter par une langue inconnue et on va chercher quelque chose qui nous grandit de l’intérieur. On se sent enveloppé de sons qui aident à vivre le présent. Même si le mental s’échappe par moments, on est ensemencé du pouvoir du chant, de la musique, et de l’union des voix qui s’épaulent. Un sentiment grandit en soi de sérénité.



dimanche 16 novembre 2025

Journal d'un écrivain/ 23

 

Lundi 2 février 1931 : 

Je crois que je vais terminer Les Vagues. Cela pourrait être fini samedi.

Ceci n’est qu’une note d’auteur. Jamais je n’ai appliqué mon esprit aussi étroitement sur un livre. Et la preuve c’est que je suis presque incapable de lire ou d’écrire autre chose. Tout ce que je puis faire, c’est me laisser aller, une fois que la matinée est finie. Ô Seigneur, quel soulagement quand cette semaine sera terminée et que j’aurai bouclé la boucle, achevé ce long travail, clos cette perspective ! J’estime avoir fait exactement ce que je voulais ; certes, j’ai altéré considérablement mon plan mais j’ai le sentiment d’être parvenue, contre vents et marées, à exprimer certaines choses comme je le désirais. J’imagine que ce « contre vents et marées » est de taille, et que le lecteur tiendra cela pour un échec. Eh bien, tant pis ; c’est un effort courageux. Je trouve que cela valait la peine de lutter. Oh, et puis la joie d’être libre pour d’autres escarmouches ! Les délices de la paresse sans trop se soucier de ce qui pourrait arriver ; et puis je vais pouvoir lire de nouveau avec toute mon attention, chose qui ne m’est pas arrivée depuis quatre mois. J’aurai mis dix-huit mois à écrire ce livre et nous ne pourrons pas le publier avant l’automne, je pense.

Virginia Woolf "Journal d'un écrivain" traduit par Germaine Beaumont 

vendredi 14 novembre 2025

Choses qui sont ainsi

 


(un freux tout en haut du grand sapin une envie de dialoguer )

méditer avec lui sur le passage du temps — sur l’invisible ou ce qui échappe — mais que lui contemple du sommet de l’arbre — nous sommes deux à réfléchir — à prendre le temps de l’arrêt — la tête malaxée des silences qui creusent — et qui murmurent entre nos tempes — qui alimentent cette rumeur sourde — dans cet au-dedans de soi — quelle cette voix sombre et stoïque toujours là — cette voix qui chemine dans la chair — de son plumage noir elle effleure elle égratigne — et abandonne de petits cailloux — ne pas l’égarer — 

mercredi 12 novembre 2025

Le pays dont tu as marché la terre

 


Lorsque je fouille dans ce qu'il me reste de la salle de classe, tu étais dans le rang derrière le mien, tu ne parlais toujours pas, jamais, je crois bien que tu es le premier taiseux que j'ai croisé. Moi, qui suis bavard tellement que je m'en saoule, finis par ne plus ouvrir la bouche pendant des jours, cela me laissait ébahi de te voir aussi silencieux qu'une souche d'arbre. Un rocher de tranquillité derrière son pupitre.

Tellement qu’il m’arrivait, les premiers mois dans cette école primaire, de me tourner pour voir si tu étais toujours auréolé de ton mystère. Quand tu l’étais, monolithique, le regard droit sur la fenêtre si haute que je me demandais qui les lavait, un jour ce serait ma mère, j’étais rassuré sans bien saisir pourquoi. […]

Tu ne le sauras pas, mais retrouver quelque chose dans ce fatras flou qui ne cesse d’augmenter à mesure qu’on avance est une tâche impossible. Je tente ma chance malgré cette difficulté, puisque c’est seulement à ça que servent les mots, ceux qui les écrivent, parler des morts, les faire vivre, et tous les morts, particulièrement ceux dont personne ne parle plus, afin qu’au moins quelqu’un crée la trace qu’ils n’ont pas même pas tentée.

Dans cette perspective, je fais ce que je peux . Je gratte cette terre noire, j’exhume, des petits tas de sable que l’eau des ruisseaux grosse des pluies mangera sans doute aucun. J’essaie, tu vois, j’essaie, tu en valais la peine.

 

Daniel Bourrion "Le pays dont tu as marché la terre" ( Éditions Héloïse d'Ormesson, 2025)