de mon étrange relation avec Virginia...
Longtemps donc, je ne pus aller au-delà des dix premières pages, recommençant toujours, relisant indéfiniment le texte, ne comprenant pas ce qui se jouait là entre les différents personnages qui sont tous présents, à tour de rôle, et qui parlent ou pensent, sans réaliser quelle mâchoire me happait, puis me rejetait sur le bas-côté. Mais je ne rangeais pas le livre, je le gardais toujours à portée de main. Des vagues d'envie régulières s'élevaient, m'enserraient puis m'abandonnaient sur le bas-côté. Le livre se refermait à nouveau; je n'étais pas encore prête. C’était alors par le biais de la traduction de Marguerite Yourcenar. Mais il ne parvenait pas à trouver son point d'ancrage. Cela montait en moi, puis refluait. En 2017, préparant des lectures autour de profils féminins, qui s’inséraient dans le spectacle d’une chorale, tout naturellement, c’est le premier interlude des Vagues qui s’imposa et d’autres textes se greffèrent autour. Je l'avais lu tant de fois qu'il m'était devenu familier. Je n’avais pas encore lu les autres interludes, celui-ci me suffisait, frictionnait mon imaginaire, et laissait flotter en moi une vision qui tapissait les parois de mon cerveau d’une dose de béatitude. J’avais même la prétention de dire que ce livre était subjuguant alors que je n’en avais lu que quelques pages. J’aimais particulièrement comme si le bras d’une femme couchée sous l’horizon avait soulevé une lampe: des bandes de blanc, de jaune, de vert s’allongèrent sur le ciel comme les branches plates d’un éventail. J’aimais l’image. Et je restais penchée près de la page à remuer l’éventail de mes songes. Lors de ces lectures immiscées entre des chants polyphoniques, Virginia était en bonne compagnie avec des textes autour de Camille Claudel, Isadora Duncan, ou Frida Kahlo.
.Tapie derrière l’écran de mon ordinateur, je suivais le travail de Christine Jeanney, j’avançais avec elle, à son rythme, dans une lecture fragmentée. Je lui suis reconnaissante d’avoir mené ce travail qui m’a accompagnée dans ma lecture, m’a nourrie, m’a portée jusqu’à son terme que nous avons franchi ensemble il y a quelques mois, le 22 août 2024 exactement. Si je consulte son site, elle a commencé ses mises en ligne le 7 février 2013, progressant au rythme de ses forces et du temps qu’elle parvenait à consacrer à la traduction. Je lisais ce qui apparaissait sur Tentatives, ses pensées qui tournaient autour du paragraphe proposé, me nourrissait aussi des commentaires des uns ou des autres qui faisaient progresser la réflexion. Au long de ces années, nous avons même échangé quelques messages avec Christine:
Pour ce qui est des Vagues, c'est vraiment primordial pour moi de mettre le journal de mes questions sur le site : essayer d'expliquer aux autres, c'est mieux comprendre soi-même, et il faut voir la différence entre le texte que je poste en premier jet et en mode brouillon avant de le publier et la version finalisée après toutes mes tentatives d'explications, c'est vraiment très très modifié ! (toutes ces modifications, je n'y aurais pas pensé du tout s'il n'y avait pas le journal (juillet 2018)
Lorsque j’eus en mains les traductions de Michel Cusin et Cécile Wajsbrot je lisais le tout, avide de me faire ma propre idée du texte. Et je n’allais pas plus vite que Christine, prenant le temps d’une lecture autre, qui s’apparente davantage à une errance poétique, avec ses arrêts, ses retours sur quelques lignes, et les divagations que cela induit. Je retardais l'avancée, non pour en faire la traduction comme Christine, mais comme s'il fallait contenir quelque chose de trop grand pour moi, dont je n'aurais pas été digne. Je reprenais la lecture des premières pages, avec les pensées des personnages, enfants dans cette première partie, comme pour rembobiner la même vision, une manière de recommencement toujours et encore. Ne pas avancer trop vite, rester encore un peu dans le hors-champ, sans trop comprendre ce qui se joue entre tous les personnages, ou avec la narratrice. De l'autrice, je savais ce que tout le monde sait, et peut-être je ne me sentais pas légitime de lire ce livre réputé difficile.
à suivre