oublier les noires ondulations
les morts avant la mort
écrire dans une langue inconnue
une petite vie qui tremble
J'avance, avec de l'ombre sur les épaules. ( André Du Bouchet)
oublier les noires ondulations
les morts avant la mort
écrire dans une langue inconnue
une petite vie qui tremble
1/ J'ai sauté de moi jusqu'à l'aube.
J'ai laissé mon corps près de la lumière
et j'ai chanté la tristesse de ce qui naît.
11/ à présent
en cette heure innocente
moi et celle que j'ai été nous asseyons
au seuil de mon regard
13/ expliquer avec des mots de ce monde
qu'un bateau m'a quittée en m'emportant
Alejandra Pizarnik "Arbre de Diane" ( traduction Jacques Ancet)
Ypsilon éditeur
1/ Le monde autour de moi m'est à peine visible. Je laisse chaque instant recouvrir le précédent. Et je laisse advenir ce qui doit. Je cueille des mots qui se distillent à la radio, sur des thématiques qui me sont inconnues et je bois aux nouvelles sources qui jaillissent. Des musiques, des échanges, des pensées se partagent, et la journée se traverse sur un air de Fauré Cantique de Jean Racine.
2/ Ma voix n'est pas même un murmure, elle n'est que le plus minimal souffle qui puisse exister sur terre, dans ce monde aux enchevêtrements si denses que l'on se sait moins que rien, et encore moins que cela. Alors continuer, malgré. Et faire de ce malgré un appui où résister, avancer et poursuivre ce que je peux faire. Mon infini s'est rétréci et mes moins que murmures ne l'élargiront pas.
3/ Certains aiment sautiller, s'agiter, se trémousser, virevolter sur une piste de danse au milieu d'autres, avec d'autres, gesticuler, tenter des figures presque acrobatiques, agiter bras jambes et tête sur des musiques qui semblent les porter, peut-être même leur révéler qu'ils sont vivants, qu'ils auraient presque la possibilité de s'extraire de leur corps. Je les regarde être, sans envie. Je pose des mots, cela s'écrit, ce serait comme se laisser être.
4/ Je tiens compte de l'obscur, de ce que je ne peux comprendre, de ce que je ne peux pas même imaginer. Ce que je sais du monde est infiniment minime et je ne peux penser tirer que quelques fils de cet écheveau . Mais tenter de comprendre ce qui se vit en moi n'en finit pas de me happer. Il faut que les mots sortent de l'ombre pour dire encore.
5/ Comment s'élabore une pensée ? Par quels chemins se faufile-t-elle pour tisser sa toile et parvenir à se clarifier et à tenir ? Qui hante les mots qui se forment ou se déforment dans le flux de l'esprit ? Ce qui est à naître se fomente sans conscience, dans une sorte de cécité involontaire. La raison ne peut rien; il n'y a point d'explication, point de réponses claires et nettes.
6/ Recevoir des nouvelles par le biais de rêves est toujours passionnant. Une personne débarque dans votre vie avec la simplicité d'un enfant, comme si vous l'aviez vue la veille, alors même que l'on sait pertinemment qu'elle est morte depuis près de trente-cinq ans. Le visage paisible, elle vous suit car vous êtes venu la chercher pour la reconduire chez elle. Ne pas raisonner et accueillir simplement ce qui doit être.
7/ C'est un monologue que tous ces fragments déposés là. Mais c'est le propre de tout homme de tenter de dire ce qu'il est, avec les mots qu'il s'est constitué comme bagage, pour avancer dans la vie. Toujours entre réel et imaginaire. Chaque matin s'attend la phrase d'après, celle qui va donner vie à une pensée, colorer le jour d'une certaine couleur. C'est à dire qu'elle va me donner à être.
de mon étrange relation avec Virginia
Pour parachever le travail à l’ombre de Virginia Woolf, qui s’est déroulé tout au long d’une année scolaire, je propose un dernier atelier. Pour cela je m’inspire du livre de Geneviève Brisac « À l’amie des sombres temps/ Lettres à Virginia Woolf pour lui donner de nos nouvelles et prendre des siennes ». Et cela permet d’évoquer ainsi une facette de Virginia que je n’avais pas abordée : celle de Virginia Woolf épistolaire. C’est une part de son écriture qui a eu beaucoup d’importance pour elle, comme la tenue de son Journal.
Geneviève Brisac, je l’avais souvent évoquée au cours des séances, car elle a beaucoup contribué à faire connaître en France Virginia. Par ce livre elle répondait à la demande d’un éditeur : « Écrivez la lettre que vous n’avez jamais écrite ». Geneviève Brisac s’adresse à Virginia au long de onze lettres, écrites pendant et après la période du Covid. Dans la première on lit: …il est temps de vous écrire. De vous dire tout ce que je vous dois. Cette formule si belle est de vous, je vous le signale, et je l’adore. Il est plus que temps de faire appel à vous pour comprendre le chaos où nous sommes plongées. À votre intelligence, à votre vision. Car visionnaire, toujours vous le fûtes.
Je donnerai à tous l’intégralité de cette première lettre, ainsi que quelques titres associés aux autres lettres : À l’amie qui m’a si souvent sauvé la vie / Une affaire de fleurs/ Encore un mot sur la maladie/ Les trois sieurs…
Geneviève Brisac va s’interroger sur la manière de commencer ses lettres. Elle évoquera ses rituels d’écriture, elle fera référence à plusieurs livres de Virginia, elle inclura des citations. Et elle tiendra Virginia au courant de ce qui se passe à ce moment-là dans le monde. Elle témoignera aussi de son affection, tout en lui faisant quelques reproches, et l’assurera sur sa notoriété posthume.
Ma proposition d’écriture sera simple : Écrivez à votre tour une lettre à Virginia Woolf, en tenant compte du ressenti éprouvé tout au long des ateliers, des difficultés rencontrées ou des engouements. Parlez aussi de vous en écho ou relatez ce qui se passe dans le monde. Vous pouvez aussi évoquer votre propre rituel d’écriture.
Tout au long de l’année j’avais également proposé de noter des bouts de phrases rencontrées dans les lectures personnelles ou dans les textes fournis de Virginia qui pourraient s’inscrire dans cette lettre et servir de lien pour dialoguer avec l’autrice. Au cas où ( car il faut toujours tout prévoir…), je proposais une série de citations susceptibles d’encourager un dialogue. En voici quelques-unes:
Je sens dans mes doigts le poids de chaque mot.
Ce qui compte c’est se libérer soi-même, découvrir ses propres dimensions, refuser les entraves.
Écrivez. Soyez niais, sentimental, lâchez la bride à toute impulsion, faites toutes les fautes de style, de grammaire, de goût et de syntaxe, débordez, culbutez, dans n’importe quelle prose ou poésie. Ainsi vous apprendrez à écrire.
Cette année-là intense, car avec Virginia Woolf ce ne peut qu’être intense, s’est donc terminée sur une sorte de dialogue adressé à l’autrice. Et j’ai été ravie de partager un peu de mon errance avec Virginia. Deux de mes ateliers ont bénéficié de ce travail (excepté le travail sur la nouvelle pour un groupe qui bénéficiait de moins de séances). En parallèle, dans un troisième atelier un autre type de travail s’organisait, toujours avec Virginia Woolf. Mais c’est une autre histoire dont je reparlerai plus tard…
à suivre
à partir de ce qui nous ravage
nous rêvons les uns des autres
tout reprendre tout recommencer
nous écartons le réel
1/ Écho et paroles. Qui est premier? Ombre et lumière qui vont de pair tout au long de la vie. Et dans le flux d'instants non encore advenus, d'où viendra l'écho. On vient tous de lointains dont on pense avoir oublié l'existence, mais les mots qui se murmurent sur nos lèvres ou qui se tracent sur la feuille blanche ont le poids d'un avant. Et l'on voudrait juste une parole nouvelle.
2/ Comme enveloppée d'une vague sensation de bien-être, après l'incertitude et le doute qui me visitent plus souvent qu'il ne serait nécessaire. Et pourtant le dehors est empli de grisaille et de fraîcheur, la nuit fut entrecoupée d'un long temps d'insomnie, les nouvelles qui sillonnent les radios guère réjouissantes, mais la matinée fut dense entre des paroles qui se sont livrées, échangées, et des textes qui se sont écrits et partagés.
3/ C'est de nouveau un jour à naître, et qui est déjà en fusion. Et les échos toujours plus nombreux vont et viennent, trouvent un élan pour aller de l'avant. Des mésanges et des merles se croisent entre des branches et colonisent les creux, les espaces laissés vides. Entre les livres qui me cernent, je m'abreuve, je bois à la source pour me recréer. Je suis jardin et ombre et encore.
4/ Comment capter ce qui surgit à chaque instant et qui s'effiloche dans l'indifférence? L'attention à porter à chaque petite chose, à chaque détail de vie qui se colle sur la rétine nous fait rester vivant, nous contraint à la vigilance. Et écrire pour imprimer le tout dans ce mental plein de béances qui se creusent de plus en plus profondément. Les heures qui passent ainsi sont porteuses d'éclats, et d'éclairs.
5/ Des cris se tassent au fond de soi. Lorsque le jour décline, on les entend remuer, comme une musique sauvage, au rythme incessant, comme le choc des sabots des chevaux lancés au galop sur la plage, frappant et frappant encore, et l'on s'attendrait à entendre hurler des cavaliers, sagaies entre les mains, prêts à en découdre face à des assaillants dont ils n'ont pas encore pris vraiment la mesure.
6/ Le rhizome d'émotions qui serpente dans les profondeurs de chacun d'entre nous colore les joues et nous recrée à chaque instant. Nous passons de l'une à l'autre au gré de rencontres, de mises en abyme de situations et nous réagissons avec le réservoir que nous avons amassé au fil de nos vies. On est collé à soi, imbriqué dans une texture d'être infiniment complexe dont il est difficile de s'extraire.
7/ L'univers mental du jour dépend un peu du livre dont mes mains s'emparent lorsque doucement la lumière entre dans la maison. C'est une sorte d'improvisation après avoir lu les quelques lignes qui se présentent sous les yeux, et vont donner l'élan pour orienter les mots qui ne savaient pas qu'ils allaient se déposer sur la page du traitement de texte. Je ne cherche rien de très précis, sinon à écrire.
(photo d'un tableau de Monch)
Je me redresse avec effort et je regarde :
il y a trois lumières,
dirait-on.
Celle du ciel, celle qui de là-haut
s’écoule
en moi, s’efface,
et celle dont ma main trace l’ombre sur la
page.
L’encre serait de l’ombre.
Ce ciel qui me traverse me surprend.
On voudrait croire que nous sommes tourmentés
pour
mieux montrer le ciel. Mais le tourment
l’emporte sur ces
envolées, et la pitié
noie tout, brillant d’autant de
larmes
que la nuit.
Philippe Jaccottet « Chants d’en bas »
de mon étrange relation avec Virginia
La séance suivante fut initiée par un passage des Vagues, récit sur lequel je reviendrai car il a été le centre d’un autre type de travail dans un autre atelier. Virginia Woolf définit ce livre comme un poème dramatique, où six vies sont évoquées en neuf chapitres correspondant aux âges de la vie, le tout entrecoupé d’interludes où se déploie la course du soleil de l’aurore à la nuit. Les personnages entrent en scène, puis en sortent comme vont et viennent les vagues.. Et ce sont les premiers monologues de ces personnages que j’ai partagés. J’ai donné les premières pages du livre où les six enfants interviennent à tour de rôle. On est dans leurs pensées. Chacun s’inscrit dans son univers :
« Je vois un anneau suspendu au-dessus de ma tête, dit Bernard. Il tremble et se balance au bout d’un nœud coulant.
—
Je vois une bande jaune pâle, dit Suzanne. Elle s’allonge à la
rencontre d’une raie violette.
—
J’entends un bruit, dit Rhoda. Chip… Chap… Chip… Chap… le son
monte, et puis descend.
— Je vois un globe dit Neville. Il pend comme une gouttelette aux flancs énormes d’une colline.
— Je vois un gland rouge entrelacé de fil d’or dit Jinny.
— J’entends le piétinement d’une gigantesque bête enchaînée, murmura Louis. Elle frappe la terre… Du pied elle frappe continuellement la terre…
La proposition d’écriture était simple : Votre personnage arpente toujours la ville. Il va y avoir d’autres personnes autour de lui (sur une place, dans le bus, à une terrasse de café, devant une vitrine…) il s’est produit un incident (quelque chose de banal…) et on lit les pensées de chacun face à ce qu’il vient de se produire, puis votre personnage principal reprend sa déambulation. Il arrivera la prochaine fois (et dernière) là où il a décidé d’aller.
Quant à la dernière séance pour écrire cette nouvelle, elle fut consacrée à la résolution de la quête du début. Après avoir lu les dernières pages de Mrs Dalloway dans Bond street où se retrouve une bonne partie des « marottes » de Virginia, chacun va achever son texte en émaillant le tout si possible de dialogues, de pensées philosophiques, de retours sur le passé, d’allusions au contexte historique, de fulgurances, de comparaisons. Et je leur conseille aussi de soigner leur dernière phrase.
Il faudra bien sûr tout relire, reprendre des paragraphes, remodeler ici ou là et se mettre en quête d’un titre !
à suivre