J'avance, avec de l'ombre sur les épaules. ( André Du Bouchet)

dimanche 2 mars 2025

Journal

 

Dimanche 23 juin 1929 :

Mais je commence à voir Les Ephémères maintenant; presque trop clairement, du moins avec trop d’acharnement pour mon repos. Je pense que cela commencera ainsi : l’aube. Les coquillages sur une plage; et puis je ne sais pas, des chants de coqs et de rossignols; et puis tous les enfants assis à une longue table; les leçons. Le commencement ? Il y aura là toutes sortes de personnages. Alors la personne qui est devant la table pourra à tout moment appeler n’importe lequel d’entre eux; et cette personne fera naître l’atmosphère, en racontant une histoire où il est question de chiens ou de nurses par exemple. Ou un conte pour enfants; une atmosphère de Mille et Une Nuits; et ainsi de suite. Ce sera l’enfance, mais ce ne doit pas être mon enfance; et des bateaux sur la pièce d'eau; la vision enfantine; irréalité; les choses vues sous un angle insolite. Puis il faudra choisir une autre personne, ou une autre figure; le monde irréel doit envelopper tout ceci comme des vagues fantastiques. L’éphémère entre alors, le bel éphémère solitaire. Ne serait-il pas possible que l’on entende les vagues tout au long du livre ? Ou les bruits de la ferme ? Des bruits insolites et bizarres ? Elle pourrait avoir un livre, et un cahier; de vieilles lettres. Lumière du petit matin, mais, sur ceci toutefois, il est inutile d’insister, parce qu’il doit y avoir une grande liberté en dehors du “réel”. Mais cependant tout doit être plausible. Tout cela est naturellement la “vraie” vie, et le néant ne vient que de l’absence de cela. (...)Tout reverdit et se vivifie en moi quand je commence à penser aux Éphémères. Je crois aussi qu'il est beaucoup plus facile qu'on ne pense de pénétrer en d'autres...

Virginia Woolf "Journal " ( traduction Germaine Beaumont)



vendredi 28 février 2025

Quatrains/ 163

 

creuser la veine modeste des choses

délicieux petit ressac

promener ses yeux

glissades de silence

mercredi 26 février 2025

Journal

 


 Les premières notes de Virginia Woolf qui évoquent Les Vagues dans son Journal, et qui se nomment  à cette  époque là:  Les éphémères

Mardi 28 mai 1929 :

Et maintenant, ce livre: Les Éphémères. Comment vais-je le commencer? Et que sera-t-il? Je ne ressens pas de grand élan, aucune fièvre, rien que la forte pression des difficultés. Alors, pourquoi l'écrire ? Pourquoi écrire du tout ? Chaque matin j'en esquisse un petit fragment pour m'amuser. Je ne dis pas — je pourrais le dire — que ces fragments ont la moindre utilité. Je n’essaie pas de raconter une histoire. Cependant ce pourrai être fait de cette manière. Un esprit en train de penser. Ce pourrait être des îlots de lumière, des îles dans le courant que j’essaie de représenter ; la vie elle-même qui s’écoule. Le vol des éphémères puissamment attirés en ce sens. La fleur peut toujours changer, mais il doit y avoir plus d'unité entre chaque scène que je n'en puis trouver pour l'instant. On pourrait appeler cela autobiographie.

Virginia Woolf "Journal d'un écrivain " ( Bibliothèque 10/18   2000)

lundi 24 février 2025

Ricochets/ Année 2 / Semaine 7

 


1/ Chaque jour, il suffirait de cartographier les ombres, celles du matin, celles de midi, celles du soir, celles brèves et denses et celles qui s'abandonnent d'un côté ou de l'autre, nuages de pensées, voiles de langue distendus ça et là, empreintes de mélancolie, hématomes du paysage, vagues de silences, messages du soleil déposés du bout des lèvres, chairs de sel, ondes d'ennui, pointillés à contrejour à contretemps. Pour être bien.

2/ Quand on ne sait pas jouer du piano, on laisse ses doigts effleurer les touches blanches, se nourrir de notes, comme on cueille ici ou là dans une prairie de printemps un bleuet ou une fleur sans nom. Les doigts picorent et disent la tristesse de ne pas pouvoir faire autre chose qu'un chant d'oiseau sur trois notes, un appel, une plainte; Il est trop tard désormais pour pouvoir apprendre.

3/ Chacun sa propre langue au fond de soi. Une langue basse comme un ruisseau de voix se faufilant dans l'ombre, abandonnant l'air de rien quelques grains de sable, quelques alluvions pour le devenir de nos vies. Avec des phrases que l'on ressort toutes faites, parfois sans comprendre ou en souriant. Le terreau de l'enfance, du soi d'avant et de ce qu'il devient, nourri, abreuvé de tout ce qui s'est envasé.

4/ Sous les arcades noires d'un cloître chercher ce qui est éperdu, en marchant de la tête aux pieds, repoussant l'air devant soi, allant vers cet ailleurs déposé entre les rais de lumière, seuil après seuil. Tourner de gauche à droite, toujours, pour reprendre le chemin de méditation, comme au début de soi et se continuer, se recommencer à chaque pas qui franchit, avancer encore vers un après un plus loin.

5/ On sort de la nuit et de ses recoins avec du sable au fond des yeux qui crisse. La vision prend du temps, tord le réel comme on essore un tissu, pour se régler sur le jour, s'ajuste et se réajuste. Tout n'entre pas dans le champ de l'œil. On abandonne sur les bordures ce qui n'est pas, n'importe pas encore. En soi déjà l'enclave d'un espace isolé et protégé.

6/ Derrière la vitre à regarder le vent. Sa portée et son fruit, le ricochet de l'air sur le jardin, sur les arbres, sur les papiers qui s'envolent, sur les visages, sur l'état d'esprit, sur les pensées qui vont, à rebours, virevolter vers l'envers de soi. S'élevant des dessous, des territoires sombres qui nous forgent, il y a de la tragédie qui pourrait s'insérer, engendrer quelque chose comme un soudain désordre.

7/ Dans le mensonge git le songe. Et dans le songe se diluent les nuages du mensonge. Comme une nécessité pour pouvoir faire face à la logique des jours, et enjamber les écueils et peut-être même les pièges tendus sur le chemin. On s'imagine au seuil d'un jardin, odeur de terre mouillée, les genoux écorchés de disgrâce, à songer à ce que sera sa vie par-delà les mirages et les ombres.

samedi 22 février 2025

Divagations/ 20

 


Depuis l’aube jusqu’à son coucher, nous avons suivi le cheminement du soleil: il s’est levé, s’est couché, a enluminé la mer et son rivage, a suscité la vie dans le paysage, oiseaux et fleurs se sont révélés, des objets inanimés se sont même animés dans les maisons soudainement baignés de lumière. Une journée mais c'est peut-être bien toute une année qui s'est écoulée, ou une vie. Le temps est distendu, les repères se perdent. Une densité de couleurs, de sensations, de métaphores avec des "as if ", des "comme" assénés, des coups de poings pour tenter de dire.

Le soleil tombait en coins affûtés dans la pièce. Tout ce que la lumière touchait était soudain doté d’une existence frénétique. Une assiette était comme un lac blanc. Un couteau ressemblait à une dague de glace. Tout à coup des gobelets se révélaient cerclés de stries de lumière. Tables et chaises montaient à la surface comme si elles avaient été plongées dans l’eau et remontaient, pelliculées de rouge, orange et pourpre comme la pruine sur la peau de fruits mûrs. […] Et, à mesure que croissait la lumière, des troupeaux d’ombres fuyaient devant elles et s’agglutinaient et demeuraient à l’arrière-plan en replies aux multiples froncis.

Et dans chaque interlude des vagues qui déferlent sur le rivage. Une litanie de vagues qui nous portent à l'interlude suivant et jusqu'au bout du livre. Dans la houle d'une éternité toujours recommencée.

Pendant deux ans, nous avons lu, traduit, relu, travaillé nos traductions, comparé, discuté puis écrit en écho aux interludes des Vagues. Nourris de cette écriture si intense de Virginia qui insufflait dans notre pratique un quelque chose qui n'existait pas auparavant, différent pour chacun, une marche où se hisser et où regarder alentour d'un œil autre. Écrire avec en soi la vigueur de Virginia.

Une fois ce travail de lecture – traduction – écriture achevé, nous avions accumulé un matériau dans lequel retravailler encore afin de constituer un recueil collectif de nos textes. Un choix à réaliser parmi tout ce qui avait été écrit. Quarante klasmas réunis, quatre par interlude, avec rigoureusement le même nombre pour chacun d'entre nous. Et là encore la tache de se relire, de se pousser l'un l'autre vers une écriture dense, le respect des contraintes que nous nous étions données, la mise en forme finale en intégrant la langue originale, notre traduction et posé en vis-à-vis un klasma. En voici un exemple:


 



Et, le souhait, le désir, le besoin, la nécessité, pour nous quatre, que ce recueil trouve la porte ouverte d'un éditeur et des lecteurs.


jeudi 20 février 2025

Quatrain/ 162

 

des traces s'effacent

derrière l'enfance se referme

on va à la pêche aux couleurs

entre les tranches de soi

mardi 18 février 2025

Ricochets /Année 2 / Semaine 7

 



1/ Il n’y a pas d’Orient vers lequel se tourner. Pas d'étoile remarquable qui pourrait guider les pas des errants d'aujourd'hui. Dans l'entre-deux du chemin, à ne pas savoir quelle direction prendre, quelle pensée embrasser, la marche se fait hésitante, à la limite de l'équilibre, comme longeant le bord d'une falaise. On cherche une sorte d'arche de Noé pour passer le cap, pour sauver ce qui peut bien l'être encore .

2/ Parler de la terre, poser une couche de mots qui s'ajoutent à ceux des autres autour de cette matière où le pas s'enfonce, cherche à se détacher, dont on garde trace sous les semelles, dont on aime voir à l'automne les mottes retournées, faisant bloc, rougies par les oxydes de fer, ensanglantées de vie. Espérer les naissances encore et encore de ce qui poussera là, ce qui vivra à nouveau.

3/ Écrire entre les deux oreilles. Écrire dans la résonance. Divaguer même si encore sous perfusion. Nourrie des échos qui s'interpellent, se coupent la parole, surgissant de tous côtés, poursuivre son sillon comme une dentelière, créant un nouveau motif autour des épingles piquetées sur le carreau, les fuseaux cliquetant, dansant au-dessus, nouant les fils de coton, s'amplifiant, se perdant en digressions, une boucle suscitant une autre boucle, s'égarant dans les marges

4/ Il y a une scène de théâtre. Il y a des acteurs et actrices. Il y a des voix profondes qui saisissent, qui emportent sur d'autres rives. Il y a le rythme, la cadence donnée aux mots et aux syllabes jaillissantes, il y a une langue d'un autre siècle contant des amours contrariés. Un alexandrin, comme un vitrail dans une église, le brouillard qui se dissout, un lever de lune.

5/ "Je cherche souvent qui parle quand je dis je." Ces mots de Marie-Hélène Voyer, transmis par les bons soins d'une amie, me sont sans doute adressés. Ils résonnent, sont déjà bien ancrés en moi depuis longtemps. Je dis souvent que cela s'écrit, lorsque se forment les mots sur la page. Ils se choisissent et se posent. Où est le je, et qui est véritablement le je à cet instant précis ?

6/ Rester à ne rien faire n'est pas dans mes habitudes. Même si, vu de l'extérieur, on me voit debout, immobile, derrière ma fenêtre à laisser mes yeux divaguer entre ciel et terre, à suivre l'errance d'un oiseau, ou assise avec quelque chose entre les doigts, un livre sans doute, et on voit bien que les pages ne se feuillettent ni ne se tournent . Mais je suis déjà dans l'écriture.

7/ Est-ce que cela va mieux s'écrire dessus? Hier, achat de quatre carnets lignés ( cela va de soi), mais de texture totalement autre de ceux, très classiques et sans fioritures, sur lesquels j'écris d'ordinaire (il m'en restait encore trois deux noirs et un marron). Cela aura été mon lâcher prise du jour. L'insignifiant pour repousser tout ce qui ailleurs cogne aux tempes. Me réjouir de ces petites choses sans importance.




dimanche 16 février 2025

Journal

 


De plus, plane sur moi l’ombre d’une certaine forme que pourrait prendre un journal intime. Je pourrais, au fil du temps, apprendre à me servir de ce matériau de vie à la dérive, lui trouver un autre usage que celui que je leur assigne ; une fiction tellement plus consciemment et méthodiquement travaillée. Qu’est-ce que j’aimerais que soit mon journal ? Quelque chose comme les mailles relâchées d’un tricot, de pas trop lent, quand même, souple au point de pouvoir absorber tout ce qui me vient à l’esprit, que ce soit solennel, beau, ou léger. J’aimerais qu’il ressemble à un sombre et vieux bureau, ou un vaste garde-meubles où l’on jette une masse d’objets dépareillés et défraîchis pour ne plus jamais les revoir. Mais j’aimerais y revenir, après un an ou deux, et réaliser que cette collection est restée intacte, s’est bonifiée, comme le font parfois mystérieusement ces objets mis à l’écart, a repris forme dans un moule assez transparent pour laisser passer la lumière de notre vie, et qu’elle a calmement, tranquillement, été créée avec la distance qui fait l’œuvre d’art

Virginia Woolf "Journal" 20 avril 1919 ( traduction de  Micha Venaille)

vendredi 14 février 2025

Quatrain/ 161

 

des feuilles balbutient le vent

  instant suspendu au temps

les ombres vont qui chantent

bleu long sombre

mercredi 12 février 2025

Pagina

 


La page est la face d’une feuille.

Une feuille, c'est la partie terminale d'un végétal, qui est mince et plate, sur laquelle,avers et revers, deux côtés formant symétrie, que l'automne dépouille.
Pagene et fueil, ou foille. Pagina et folium, ou folia.
Ainsi un livre constitue une sorte, très singulière, de feuillaison. Feuillaison à vrai dire moins sujette aux saisons, qu’aux époques, plus soustraite à l’effet du soleil (encore que, une fois attentifs, nous nous tournions un peu en direction de la fenêtre), qu’aux lieux au cours du temps.

Aussi bien certains soutiennent-ils qu’un livre se feuillette.
Mais ils ne fleurissent pas. 

Pascal Quignard Petits traités I/ VIème traité

lundi 10 février 2025

Ricochets/ Année 2/ Semaine 6

 


1/ Un homme érudit parle dans une assemblée, qui l'écoute avec attention. Il emploie un mot, qu'il redira à deux reprises dans son propos, un mot dont je ne savais pas l'usage. Je chercherai dans le Littré, il n'y est pas, mais on le trouve sur des dictionnaires en ligne. Je trouverai même des citations fictives où il est employé, générées par l'Intelligence Artificielle. Je vais pouvoir intuiter à mon tour.

2/ Les doigts serrés qui, sur un stylo quatre couleurs à la teinte bleue enclenchée, qui sur un crayon bleu océan un jour de grande lumière, qui sur un stylo à capuchon d'un rouge révolutionnaire, elles ajoutent des mots aux mots vers leur univers d'écriture, alors que, par la grande baie vitrée, les collines à l'horizon tentent de se hausser par-dessus la litière de brouillard, dans une lente lutte aléatoire.

3/ Immergée dans le Journal de Virginia Woolf de bon matin et s'apercevoir que la matinée est presque achevée, que l'on vient de vivre dans le Londres de la fin de 1918, qu'un armistice vient d'être signé, que l'on a noté quelques bribes de mots sur un cahier dévolu à cela, et relisant les notes, souligner celle que l'on gardera du jour: quelque part en elle subsiste quelque chose de l'enfant.

4/ Ces notes glissées ici depuis plus d'un an comme une marche à l'aveuglette, cahotant entre les lectures et les pensées qui s'insinuent, ne sont qu'une manière de s'extirper des brouillards de l'hiver où la crainte de rester enserrée est si forte que s'obliger à poser ces lignes chaque matin est une tâche nécessaire comme de chasser les poussières déposées sur les meubles et d'ancrer ainsi quelque lumière dans la grisaille.

5/ À côté des paroles qui se disent, se contredisent, se superposent, se recouvrent, s'anéantissent, on ne sauvegarde plus rien. Ce qui est dit s'amasse sur ce qui a été dit sur ce qui a été dit et tout se compacte, ne laissant qu'une bouillie de mots dont on n'écoute plus rien, qui ôte toute velléité de révolte. Seuls les poèmes longtemps après se font viatiques pour les jours à venir.

6/ Une pluie blanche comme des émotions en allées et venues se glissant sous le rai d'une porte, ou entre les deux battants d'un volet en bois disjoint, comme celui de l'enfance. C'est toujours là que l'on se retrouve sans même l'avoir convoqué. Je me revois face à cette fenêtre du troisième étage, fixant le nuage de poussières qui semblait stagner entre des mondes, soleil dissous, révélant comme une présence magnétique.

7/ Je parcours des sites internet qui me plaisent, je survole, je lis, et soudain je m'arrête sur une phrase isolée sur une ligne J’aime la porte rouge qui conduit au dojo*. Pourquoi cette phrase, si ce n'est que son rythme me saisit, c'est un alexandrin bien sûr, c'est la poésie qui a irrigué mon enfance. Et là, dans l'instant, je me plongerais avec plaisir dans des poèmes de Victor Hugo.

 

* Anne Savelli dans Le semainier

samedi 8 février 2025

Divagations / 19

 

de mon étrange relation avec Virginia...

Après le travail de traduction, qui nous permettait d'entrevoir les textes d'une toute autre façon, et après ces échanges sur nos questionnements et nos doutes, nous prenions un temps d'écriture individuelle en écho aux passages traduits. Ces fragments que nous écrivions alors, je les avais pompeusement nommés klasmas.

Mais voilà qu'il faut encore prendre un peu d'écart et remonter le temps pour saisir l'enchaînement des avancées et le pourquoi de ces klasmas. L'année qui précédait notre immersion dans Les Vagues, l'année scolaire 2021-2022, notre groupe devait être de sept ou huit à ce moment-là, j'avais engagé un travail d'écriture autour de la notion de paysage intérieur, en évoquant par-dessus tout la notion de détail à mettre en avant. Je souhaitais alors à marquer les esprits en recherchant dans la langue grecque le mot qui correspondrait le mieux à ce que j'avais en tête. Et, à la première séance de la reprise de nos ateliers après les vacances d'été, je leur dis que nous allions travailler à réaliser une klasmathèque ! Succès assuré avec un pareil mot ! Je leur donnais alors les explications suivantes:

klasmathèque : du grec klasma (morceau, fragment) ; mot dérivé de klaô (briser). Rassembler des « morceaux » détachés d’un visuel plus ample. Des petits bouts de choses vues ( dans un premier temps on restera dans la zone visuelle) qui ont saisi le regard, puis se sont trop vite évaporés. Une image mentale qui se sera imprégnée quelques secondes sur la rétine, mais n’aura pu être vraiment capturée.

En premier, on fera une sorte d’inventaire personnel de ces détails, ces fragments (klasmas) presque insignifiants auxquels donner consistance. Puis on écrira pour chacun un fragment. Le petit plus sera d'offrir un cadre à ce klasma. À chacun(e) de définir son cadre, c’est à dire la forme qu’il ou elle souhaite donner et la conserver pour tous les fragments d’écriture qui suivront : nombre de mots, de phrases, de signes/ disposition en carrés en rond, éclatée, la place des blancs sur la page.../ d’autres idées seront les bienvenues ! On va se laisser tâtonner dans un premier temps sur la forme et celle-ci s’imposera sans doute à chacun après quelques tentatives !

Donc laisser émerger ces klasmas : quelque chose de furtif avec quelque chose de dense à l’intérieur

- en lister quelques uns ( la liste se poursuivra chez vous après et n’oubliez pas de les noter lorsqu’ils apparaissent).

- écrire 1 à 3 fragments en commençant de penser à une forme dont ils pourraient se revêtir

- imaginer tous vos fragments qui pourraient ressembler plus tard à des planches-contacts : quelque chose d’un paysage intérieur personnel ! La planche contact permet au tireur d'avoir une vue globale du film et, à l'aide d'une loupe, d'évaluer en détail chaque vue. Elle est utilisée pour sélectionner les vues qui méritent d'être agrandies, et pour estimer le travail à effectuer sur celles-ci (recadrage, masquages, retouches...). Pour lancer ce nouveau chantier d'écriture, je proposais des textes: un de Jérémy Liron ( peintre et écrivain) intitulé Les pas perdus où l'on peut lire: Dans l'espace du regard, quelques centimètres carrés de blanc lumineux. mais qui faisaient comme le crochet auquel on aurait pendu le monde. Et dans Le livre, l'immeuble, le tableau: Chaque jour observer derrière un robinier, un sureau, les façons de quelques angles de béton, ressasser le tableau, essayer des phrases jusqu’à ce qu’elles tiennent ensemble. C’est un peu répéter un passage diagonal, faire sentier. Facilement : écrire c’est faire sentier dans l’épaisseur en friche de nos terrains d’expérience.

Plus tard, grâce à un participant de l'atelier, je découvris que Pascal Quignard avait évoqué le mot klasma dans l’essai Une gêne technique à l’égard des fragments , où il propose une définition du mot « fragment » qui contient, en creux, l’image du lambeau en tant que bout d’étoffe déchirée ou de chair arrachée : « en grec le fragment c’est le klasma, l’apoklasma, l’apospasma, le morceau détaché par fracture, l’extrait, quelque chose d’arraché, de tiré violemment » . Je me suis sentie en bonne compagnie. Ce terme nous accompagne désormais et s'est intégré à nos pratiques d'écriture.

à suivre

jeudi 6 février 2025

voir ce qui est

 

et c’est toujours le même chemin à parcourir à la recherche d’épaisseur et d’intensité — le pas dans le pas des jours d’avant et le pas précédant le pas des jours d’après — prendre le temps de l’écart afin de déchiffrer une langue de mémoire — dans l’élan nécessaire pour rassembler les laisses de soi — l’aide d’un dehors pour consolider un dedans — arrondir les arêtes du temps —

étincelle d’un quelque chose — relancer doucement les rouages — cela sourd de la terre cela tombe des arbres et cela comme semence — se tenir à l’affût — savoir sans savoir mais être presque sûre — mélodies des lisières frémissements des sous-bois gémissements des branches — retrouver cela qui coulerait dans les veines —

dans un brouillon de voix récolter des bouts de songes — arpenter un sentier d’exil entre brouillard et brume — avancer dans ces langues — se laisser troubler par le dehors et chercher en son dedans ce qui pourrait fleurir ou semble faire signe —filature de mots prêts à se perdre — à s’ensauver pour ne pas être vusse frayer un chemin dans le chemin du chemin —

il faut du temps pour voir ce qui est — le ruissellement des gouttes les tours et les détours les sinuosités d’un filet d’eau — pincer les cordes vives pour faire naître une mélodie qui ruisselle — forcer la vision de l’œil à libérer les nœuds de poussière — dégager un petit abri de lumière — suivre tout simplement les pas perdus d’un autre jour d’un autre temps — continuer encore un bout de chemin — le pousser un peu plus loin — sur le bout de la langue —

 

atelier du mardi avec François Bon (février 2024) en écho à Danielle Collobert

mardi 4 février 2025

Ricochets/ Année 2/ Semaine 5

 


1/ C'est un flottement, comme une barque, qui va des mots que je lis dans certains livres jusque vers moi, puis se pose quelques instants ou se dilue et disparait. Il n'y a rien de net, le flou prend toute son importance et ne jamais être sûre de quelque chose dans ce que l'on a cru comprendre. Toujours un doute recouvre les pensées. C'est comme un dialogue intérieur qui s'est instauré.

2/ Cela procède par rebonds. D'un livre à un autre puis encore à un autre. La lecture appelle une lecture. Et l'on sillonne ainsi, et l'on sinue entre des pages dont on ne savait encore rien la veille et qu'il nous faut à tout prix découvrir. Le rebond nous porte plus loin. Ainsi voguent l'écriture, les pensées; cela ricoche sans fin, cela s'étoile avec les questions qui serpentent comme la lumière.

3/ Son prénom que l'enfant apprend à lire et écrire, c'est le début du livre qu'elle va rédiger  au long de sa vie. Il s'inscrit dans une continuité et, dans le même acte, épèle sa différence par chaque lettre qu'elle reconnait et dont elle trace les contours avec conscience. Se dire et s'écrire. C'est à elle de tracer son chemin au crayon, à la craie, se créer par les mots .

4/ Il semblerait que le jour n'ait pas envie de naître. Il nous faudra affronter cette pénombre, la traverser à l'aide des lampes posées sur les bureaux, et patienter encore dans cette grisaille de janvier. La pluie tombe sans s'arrêter et je m'interroge sur ce que peuvent bien faire les oiseaux par un temps pareil. Les gouttelettes d'eau qui parsèment les branches, avant leur chute, seront de petites lueurs à contempler.

5/ Virginia Woolf, dans son Journal, se confronte aux plumes d'acier qui s'abîment trop vite et qu'il lui faut limer avant de se rabattre sur un stylo Waterman, bien qu'elle s'en méfie et qu'elle refuse à leur reconnaître la faculté de traduire les pensées les plus nobles et les plus profondes. Que penserait-elle du clavier d'ordinateur où cela s'écrit et s'efface à volonté, se dissimile aussi si l'on n'y prend garde.

6/ Chemin faisant au long du jour, avec les rencontres des uns et des autres, des conversations entendues et partagées, d'émissions écoutées par le hasard d'une errance sur la radio et de quelques phrases qui réveillent ou questionnent, par la constance donnée à la lecture et à sa prédominance accordée dans l'emploi du temps, par le vagabondage de pensées qui peut en résulter, noter ce qui a pu bouger en soi.

7/ Dans l'incertitude de la venue d'une possible vision et que s'ouvrent devant soi le flux des flots agités de la mer Rouge, se dire qu'il ne faut jamais songer à renoncer à penser par soi-même. Se nourrir des fragments de lumière offerts en éventail par les nappes d'ombres, comme des ailes qui auraient de la difficulté à se déployer dans ce monde où la réalité chercherait à étouffer des réels.



dimanche 2 février 2025

Divagations/ 18

 

 

  de mon étrange relation avec Virginia...

Sans doute est-ce pour m’inciter et m'autoriser à aller au bout du livre Les Vagues que j'ai proposé en septembre 2022 à l’un de mes ateliers dans lequel je participais également ( dans les autres je n’écris pas avec les participants), un travail de traduction des neuf interludes du livre, suivi d'écriture en écho. Il n'était pas question de traduire l'intégralité du livre mais de se concentrer sur ces passages en italiques, qui vont et viennent, rythment le livre, délivrent l'ombre et la lumière, oscillent en permanence entre le dehors et le dedans, les heures du jour, de l'aube au crépuscule, ainsi que les saisons et le parallélisme avec les âges de la vie. On retrouve en permanence le jeu des vagues sur la mer et de la lumière dans la maison. Ce travail s'étalera sur deux années scolaires, sans que nous ayons perdu pied et avec un enthousiasme continu.

Une manière encore détournée de ne pas tout lire...mais en allant au plus près du texte. Il y avait l'envie depuis longtemps de se frotter au travail de traduction, mais avec parcimonie, pour entrer avec plus d’insistance dans la langue de Virginia, creuser notre propre langue et faire bouger un peu notre écriture. Nous n’étions plus que quatre dans ce groupe, nous connaissant depuis plus de vingt ans par le biais d’atelier d’écriture. Il fallait aborder quelque chose de neuf entre nous. Engouement et crainte nous habitaient, mais nous avons tous quatre relevé le défi, même si nos années de pratique de la langue anglaise remontaient pour certains à nos études au lycée.

...plus je traduis les Vagues plus je mesure à quel point l’espace s’ouvre à l’intérieur des phrases, plus je mesure que traduire c’est écrire avant tout, mais au cœur d’un reflet qu’on fait naître soi-même, exonéré de la poussière figée des phrases mortes, comme si le texte que l’on devait traduire s’écrivait en même temps que soi, pris dans le temps présent et toujours vif, et tous les questionnements qu’il engendre sont vrais, véritables, et au présent, ou au futur, traduire serait cette avancée avec cet autre qui continue à dire nous confie Christine Jeanney dans un de ses articles sur son site.

Après deux ou trois séances de tâtonnements, nous avions décidé de faire chacun une traduction chez nous, de prendre ce temps de nous immerger dans la langue, de la questionner, de nous trouver parfois face à des incompréhensions, puis lors de nos rencontres bimensuelles, partagions notre travail, en nous confrontant aux traducteurs officiels : Marguerite Yourcenar, Michel Cusin, Cécile Wajsbrot, ainsi que Christine Jeanney. Je poursuivais en parallèle la lecture du blog de Christine, qui elle s'attelait à l'intégralité du livre, me nourrissant de ses questionnements, de ses réflexions, ainsi que celles des lecteurs de son blog qui participaient par le biais de commentaires. Quelle richesse où puiser!

Dans Nevermore, livre lu juste avant de me lancer et d'entraîner mes amis dans cette aventure, j'ai noté cette phrase de Cécile Wajsbrot: La traduction est une science inexacte, une tentative, toujours non vouée à l'échec mais à l'imperfection. D'une langue à l'autre, la barque du passeur se heurte à des obstacles, qu'elle affronte ou contourne, des vagues ou une simple houle, des courants contraires ou porteurs. C'est une traversée avec un point de départ et un point d'arrivée mais de l'un à l'autre, une seule personne connaît le voyage et ses écueils, celle qui en a parcouru toutes les étapes.

à suivre