J'avance, avec de l'ombre sur les épaules. ( André Du Bouchet)

dimanche 16 novembre 2025

Journal d'un écrivain/ 23

 

Lundi 2 février 1931 : 

Je crois que je vais terminer Les Vagues. Cela pourrait être fini samedi.

Ceci n’est qu’une note d’auteur. Jamais je n’ai appliqué mon esprit aussi étroitement sur un livre. Et la preuve c’est que je suis presque incapable de lire ou d’écrire autre chose. Tout ce que je puis faire, c’est me laisser aller, une fois que la matinée est finie. Ô Seigneur, quel soulagement quand cette semaine sera terminée et que j’aurai bouclé la boucle, achevé ce long travail, clos cette perspective ! J’estime avoir fait exactement ce que je voulais ; certes, j’ai altéré considérablement mon plan mais j’ai le sentiment d’être parvenue, contre vents et marées, à exprimer certaines choses comme je le désirais. J’imagine que ce « contre vents et marées » est de taille, et que le lecteur tiendra cela pour un échec. Eh bien, tant pis ; c’est un effort courageux. Je trouve que cela valait la peine de lutter. Oh, et puis la joie d’être libre pour d’autres escarmouches ! Les délices de la paresse sans trop se soucier de ce qui pourrait arriver ; et puis je vais pouvoir lire de nouveau avec toute mon attention, chose qui ne m’est pas arrivée depuis quatre mois. J’aurai mis dix-huit mois à écrire ce livre et nous ne pourrons pas le publier avant l’automne, je pense.

Virginia Woolf "Journal d'un écrivain" traduit par Germaine Beaumont 

vendredi 14 novembre 2025

Choses qui sont ainsi

 


(un freux tout en haut du grand sapin une envie de dialoguer )

méditer avec lui sur le passage du temps — sur l’invisible ou ce qui échappe — mais que lui contemple du sommet de l’arbre — nous sommes deux à réfléchir — à prendre le temps de l’arrêt — la tête malaxée des silences qui creusent — et qui murmurent entre nos tempes — qui alimentent cette rumeur sourde — dans cet au-dedans de soi — quelle cette voix sombre et stoïque toujours là — cette voix qui chemine dans la chair — de son plumage noir elle effleure elle égratigne — et abandonne de petits cailloux — ne pas l’égarer — 

mercredi 12 novembre 2025

Le pays dont tu as marché la terre

 


Lorsque je fouille dans ce qu'il me reste de la salle de classe, tu étais dans le rang derrière le mien, tu ne parlais toujours pas, jamais, je crois bien que tu es le premier taiseux que j'ai croisé. Moi, qui suis bavard tellement que je m'en saoule, finis par ne plus ouvrir la bouche pendant des jours, cela me laissait ébahi de te voir aussi silencieux qu'une souche d'arbre. Un rocher de tranquillité derrière son pupitre.

Tellement qu’il m’arrivait, les premiers mois dans cette école primaire, de me tourner pour voir si tu étais toujours auréolé de ton mystère. Quand tu l’étais, monolithique, le regard droit sur la fenêtre si haute que je me demandais qui les lavait, un jour ce serait ma mère, j’étais rassuré sans bien saisir pourquoi. […]

Tu ne le sauras pas, mais retrouver quelque chose dans ce fatras flou qui ne cesse d’augmenter à mesure qu’on avance est une tâche impossible. Je tente ma chance malgré cette difficulté, puisque c’est seulement à ça que servent les mots, ceux qui les écrivent, parler des morts, les faire vivre, et tous les morts, particulièrement ceux dont personne ne parle plus, afin qu’au moins quelqu’un crée la trace qu’ils n’ont pas même pas tentée.

Dans cette perspective, je fais ce que je peux . Je gratte cette terre noire, j’exhume, des petits tas de sable que l’eau des ruisseaux grosse des pluies mangera sans doute aucun. J’essaie, tu vois, j’essaie, tu en valais la peine.

 

Daniel Bourrion "Le pays dont tu as marché la terre" ( Éditions Héloïse d'Ormesson, 2025) 

lundi 10 novembre 2025

Ricochets/ Année 2/ Semaine 45

 


1/ Attendre des images, que l’on regarde défiler dans une vidéo exhumée alors qu’on la croyait définitivement perdue, que se lève quelque chose enfoui au fond de la mémoire et qui, par une sorte de résurrection, tenterait de redonner les mêmes émois, les mêmes sensations que celles ressenties lors de la prise de vues. Mais on n’est plus la même personne, et seule subsiste la joie de revoir ces lieux apaisants.

2/ Voir comment chacune s’empare de la proposition d’écriture dans un des ateliers que j’anime, est toujours une source de satisfaction intense. Et ce silence qui précède le plongeon dans l’écriture, et pendant l’écriture aussi, après la lecture d’un texte que j’essaie toujours de proposer qui a de l’intensité. Et l’énergie que je reçois ensuite lorsque j’écoute les textes. Et voir aussi la joie sur les visages lorsque l’on se sépare…

3/ Lorsque cela semble s’écrire au-delà de soi* : j’entends cela et n’écoute plus ce qui se dit après. C’est cela les Ricochets, quelques mots qui éclatent en tête et qui tracent leurs cercles de résonance, élargissant leur pourtour encore et encore et accomplissant le travail de maintenir vivante une pensée qui sans cesse se heurte à un réel où justement tout est fait pour que l’on ne pense pas vraiment.

4/ Ce serait comme une forme de jachère, de terrain intérieur en attente palpable. On sent bien qu’il y a quelque chose qui tremble, comme une barque qui balance au bord de la rive, encore près de la berge, mais prête à se glisser sur les eaux calmes du lac. Encore enduite de ces silences de la nuit et aimantée par la tentation d’aller vers l’avant de ce qui se profile.

5/ Je sais bien qu’il est vain de chercher à apprendre tout ce que j’ignore mais la boulimie de connaissances ne me lâche pas. C’est cette persévérance qui me rend vivante et désireuse de l’être plus encore. Rester avide devant l’incommensurable univers de savoirs qui m’échappe et dont je ne peux m’emparer, mais se dire que chaque jour il est susceptible de se faufiler quelque chose dont je n’avais pas l’idée.

6/ Flottement éprouvé devant le dire ou l’écrire, avec la certitude de la nécessité d’aller de l’avant malgré. On voudrait juste se laisser prendre le temps de regarder. Mais toujours, il n’y a rien à faire, ce besoin de dire. Concentrer toute l’énergie dans le voir, le regarder et taire le dire. Se contenir dans la mutité. Se tenir coi. Avec juste les paupières vers le haut, puis vers le bas.

7/ Traverser des textes sur des blogs ou des chaînes vidéos– amis je ne sais pas – mais qui me stimulent, m’interpellent, d’où cela résonne car il se passe quelque chose, une manière aussi de crocheter des mots, enclencher une phrase qui sans cela ne serait pas venue. On se tient sur le seuil, devant la porte ouverte, sans entrer vraiment, ou alors sur la pointe des pieds, pour ne pas déranger.

* Wajdi Mouawad



samedi 8 novembre 2025

Quatrain/ 182

 

dans le creuset de la mémoire

errant de soi-même

le bruit des feuilles sous les pas

savoir ce que l'on sait

jeudi 6 novembre 2025

Les planches courbes

 L’homme était grand, très grand, qui se tenait sur la rive, près de la barque. La clarté de la lune était derrière lui, posée sur l’eau du fleuve. À un léger bruit l’enfant qui s’approchait, lui tout à fait silencieusement, comprenait que la barque bougeait, contre son appontement ou une pierre. Il tenait serrée dans sa main la petite pièce de cuivre.

« Bonjour, monsieur », dit-il d’une voix claire mais qui tremblait parce qu’il craignait d’attirer trop fort l’attention de l’homme, du géant, qui était là, immobile. Mais le passeur, absent de soi comme il semblait l’être, l’avait déjà aperçu, sous les roseaux. « Bonjour, mon petit, répondit-il. Qui es-tu ?

– Oh, je ne sais pas, dit l’enfant.

– Comment, tu ne sais pas ! Est-ce que tu n’as pas de nom ? »

L’enfant essaya de comprendre ce que pouvait être un nom. « Je ne sais pas », dit-il à nouveau assez vite.

« Tu ne sais pas ! Mais tu sais bien ce que tu entends quand on te fait signe, quand on t’appelle ?

– On ne m’appelle pas.

– On ne t’appelle pas quand il faut rentrer à la maison ? Quand tu as joué dehors et que c’est l’heure pour ton repas, pour dormir ? N’as-tu pas un père, une mère ? Où est ta maison, dis-moi ».

Et l’enfant de se demander maintenant ce que c’est qu’un père, une mère ; ou une maison.

« Un père, dit-il, qu’est-ce que c’est ? »

Le passeur s’assit sur une pierre, près de sa barque. Sa voix vint de moins loin dans la nuit. Mais il avait eu d’abord une sorte de petit rire.

« Un père ? Eh bien, celui qui te prend sur ses genoux quand tu pleures, et qui s’assied près de toi le soir lorsque tu as peur de t’endormir, pour te raconter une histoire. »

L’enfant ne répondit pas.

« Souvent on n’a pas eu de père, c’est vrai, reprit le géant comme après quelque réflexion. Mais alors il y a ces jeunes et douces femmes, dit-on, qui allument le feu, qui vous assoient près de lui, qui vous chantent une chanson. Et quand elles s’éloignent, c’est pour faire cuire les plats, on sent l’odeur de l’huile qui chauffe dans la marmite.

– Je ne me souviens pas de cela non plus », dit l’enfant de sa légère voix cristalline. Il s’était approché du passeur qui maintenant se taisait, il entendait sa respiration égale, lente. « Je dois passer le fleuve, dit-il. J’ai de quoi payer le passage. »

Le géant se pencha, le prit dans ses vastes mains, le plaça sur ses épaules, se redressa et descendit dans sa barque, qui céda un peu sous son poids. « Allons, dit-il. Tiens-toi bien fort à mon cou ! » D’une main, il retenait l’enfant par une jambe, de l’autre il planta la perche dans l’eau. L’enfant se cramponna à son cou d’un mouvement brusque, avec un soupir. Le passeur put prendre alors la perche à deux mains, il la retira de la boue, la barque quitta la rive, le bruit de l’eau s’élargit sous les reflets, dans les ombres.

Et un instant après un doigt toucha son oreille. « Écoute, dit l’enfant, veux-tu être mon père ? » Mais il s’interrompit aussitôt, la voix brisée par les larmes.

« Ton père ! Mais je ne suis que le passeur ! Je ne m’éloigne jamais d’un bord ou de l’autre du fleuve.

– Mais je resterais avec toi, au bord du fleuve.

– Pour être un père, il faut avoir une maison, ne comprends-tu pas ? Je n’ai pas de maison, je vis dans les joncs de la rive.

– Je resterais si volontiers auprès de toi sur la rive !

– Non, dit le passeur, ce n’est pas possible. Et vois, d’ailleurs ! »

Ce qu’il faut voir, c’est que la barque semble fléchir de plus en plus sous le poids de l’homme et de l’enfant, qui s’accroît à chaque seconde. Le passeur peine à la pousser en avant, l’eau arrive à hauteur du bord, elle le franchit, elle emplit la coque de ses courants, elle atteint le haut de ces grandes jambes qui sentent se dérober tout appui dans les planches courbes. L’esquif ne coule pas, cependant, c’est plutôt comme s’il se dissipait, dans la nuit, et l’homme nage, maintenant, le petit garçon toujours agrippé à son cou. « N’aie pas peur, dit-il, le fleuve n’est pas si large, nous arriverons bientôt.

– Oh, s’il te plaît, sois mon père ! Sois ma maison !

– Il faut oublier tout cela, répond le géant, à voix basse. Il faut oublier ces mots. Il faut oublier les mots. »

Il a repris dans sa main la petite jambe, qui est immense déjà, et de son bras libre il nage dans cet espace sans fin de courants qui s’entrechoquent, d’abîmes qui s’entrouvrent, d’étoiles.

 Yves Bonnefoy "Les planches courbes" ( Mercure de France 2001)

mardi 4 novembre 2025

Ricochets/ Année 2/ Semaine 44

 


1/ Sur la vitre du rêve, tout se délite, se dilue, s’efface en douceur, comme la vague s’avance sur le sable et recouvre tout ce qui était rugosité des grains, creux et dessins pourtant bien arrimés. Ainsi se déprend-on du soi de la nuit, de cet autre corps qui mène une vie parallèle, de sa chaleur, des richesses dont au matin on ne soupçonne plus rien, et qui nous laisse orphelin.

2/ La vie comme un journal aux pages froissées. Aux écritures dans tous les sens. Aux lettres minuscules ou majuscules, en gras, en italique, en différentes polices de caractère. En une langue dont le sens est perdu et qu’il faudrait traduire pour comprendre ce qu’il s’est passé. Avec des pages perdues ou déchirées. On feuillette à la recherche de ce qui se tient caché, cette lumière qui ne fait que clignoter.

3/ Chacun habite dans sa cabane à lui tout seul. Où se déplie la carte de son esprit. Des braises, des cendres, des étoiles, un monde à part, balafré d’éclairs, où il n’y a pas de place pour d’autres. Il est bon de s’y enfermer de temps à autre, d’en toucher les parois, pour avancer plus loin, mais jamais perdre de vue quel soi on cherche à habiter et à faire vivre.

4/ De sauts en éclats, né de choses lues ou prises au vol dans une conversation ou entendues par hasard lors d’une émission de radio dont on ne se souvient absolument pas quel quel pouvait bien être le propos, si ce n’est ces miettes de mots qui sont restées en tête toute la journée et que l’on a cherché, par des moyens mnémotechniques à ne pas perdre : une pastorale des peurs.

5/ Laisser des traces ou chercher des traces en soi qui sont en mouvement vers les steppes de l’oubli. Essayer dire ce que l’on tente de retenir, de déchiffrer ce qui se passe en soi et qu’il faut traduire. Et que malgré tout et malgré soi quelque chose reste et continue un peu à dire ce qui fait qu’une vie a toute sa valeur. À l’aveugle alors des mots se posent.

6/ Seulement le souffle du vent. Besoin de rien d’autre. Laisser les feuilles voler tout autour de soi avec les morceaux d’ombres qui les escortent. L’eau du fleuve s’écoule sans se soucier des regards qui la suivent. On ne serait pas là, tout continuerait à se passer de la même façon. On ne sert donc pas à grand-chose, je le savais depuis longtemps. Laissons s’envoler aussi des pensées aussi insipides !

7/ Insaisissables sont les leviers qui font que, à un moment donné de la journée, l’on se tient forcément devant le clavier ou la feuille blanche avec un stylo choisi, pour extraire ou plutôt laisser monter d’un intime, dont on ne maîtrise presque rien, ce qui attend d’être écrit. S’attabler face au désir de faire face à ce qui se trame en soi. De ce qui va nous rejoindre au matin.



dimanche 2 novembre 2025

Journal d'un écrivain/ 22

 

Mercredi 7 janvier 1931

Ma tête est lasse ; cette quinzaine ne m’a pas apporté la vue des collines qui ondulent, ni des champs, ni des haies, mais (la peste soit de la grippe) trop de maisons et de livres éclairés par le feu, et trop de plume et d’encre. Tout est très calme ici ; pas un bruit, à part le sifflement du gaz. Vraiment, le froid était trop vif à Rodmell. J’étais gelée comme un petit moineau. J’ai pourtant écrit quelques phrases boitillantes. Il y a peu de livres que j’aie écrits avec autant d’intérêt que Les Vagues. Même maintenant, alors que tout est fini, je retourne encore une pierre ou deux. Ni facilité ni assurance. Oui, je pourrais peut-être faire le soliloque de Bernard de telle manière que cela briserait la prose, la creuserait, l’obligerait à se mouvoir, oui, je le jure, à se mouvoir comme jamais la prose ne l’a fait jusqu’ici ; depuis le rire étouffé, le babillage, jusqu’à la rhapsodie. Quelque chose de nouveau entre dans la marmite chaque matin, quelque chose qui n’a pas été atteint jusqu’ici. Je n’ai pas à craindre le grand vent car je suis toujours en train de virer et de louvoyer. Et j’ai mis en réserve quelques sujets d’articles. Un sur Gosse, le critique en tant que causeur ; le critique sédentaire ; un sur les Lettres ; un sur les reines.

Et maintenant ceci qui est vrai : j’écris Les Vagues avec une telle intensité que je ne peux reprendre le texte pour le lire entre le thé et le dîner. Je peux seulement y travailler pendant une heure environ de dix heures à onze heures trente. Et la dactylographie est presque la partie la plus dure du travail. Que le Ciel me protège si tous les petits livres de quatre-vingt mille mots doivent me prendre dorénavant deux années de travail. Mais je vais m’élancer comme un cotre penché sur son flanc, vers quelque aventure plus rapide et plus légère. Un autre Orlando peut-être.

Virginia Woolf "Journal d'un écrivain" ( traduction de Germaine Beaumont) 

jeudi 30 octobre 2025

Quatrain/ 181

 

l’alluvion des nuits

d’encre et de moire

se lance vers l’aval

comme une phrase

mardi 28 octobre 2025

Ricochets/ Année 2/ Semaine 43

 


1/ Les lignes qui se tracent, presque malgré nous, sur des cahiers, des carnets ou n’importe quel support dont on peut s’emparer, sont tels des fils de toiles d’araignées pour tenter d’emprisonner les entrelacs de ce qui se pense. Entre le dehors et le dedans, cela se trame, se tisse sans savoir à quoi pourra bien ressembler la dentelle ou l’étoffe ajourée qui se fabrique. Une métamorphose de soi en acte.

2/ Créer est peut-être un rituel de deuil écrit Christine Jeanney dans son block note qu’elle rédige avec persévérance au quotidien. Après avoir évoqué les rituels de deuil, que l’on ne sait pas trop comment gérer, elle parle des deuils plus éloignés de nous ceux qui envahissent le monde, et Christine conclue son texte par cette phrase qui me percute, et qui va me trotter dans la tête en ce jour.

3/ De petits soupçons de phrases tentent de se poser, après être restés calfeutrés dans les arcanes d’un cerveau fatigué. Un fragment de soi renaît, vit à nouveau, autre, mais tout autant réel. Faire vibrer sa vie, même infime, par l’entremise des mots, c’est parfois la seule chose qu’il reste et on se dit que l’on a de la chance de pouvoir encore en être capable pour résister contre le monde.

4/ Le dévoilement d’une histoire, lors de la lecture d’un roman, qui prend le temps de l’errance, qui s’attarde sur des détails, nous donne à rêver, dans des méandres, où l’on apprécie de s’égarer, de se laisser emporter, jeter sur une grève un instant, avant de repartir un peu plus loin, un peu plus profond dans la densité des lieux ou des personnages, dans cette vie où l’on se laisse hameçonner.

5/ À marcher toujours dans les mêmes sillons, à voir les mêmes paysages, on oublie que des ailleurs pointent ici ou là, que d’autres chemins seraient possibles d’être empruntés, que des murs pourraient être franchis, et des ruisseaux enjambés...Entre terre et ciel, il doit bien se trouver une vision, avec un peu de bleu, capable de me porter encore sur des chemins neufs. Mais je n’arrive pas à effacer le temps.

6/ À part ce qui est dit il n'y a rien.* À part ce qui s’écrit ici ou dans d’autres carnets, il ne reste rien. Tout s’effiloche de ce qui s’est attrapé au vol sur l’écran, ou entendu entre deux portes, ou lu, même avec une attention démultipliée. Il faut noter ce qui importe, à la main ou au clavier pour que cela vive encore et encore, nourrisse, instruise et rassasie.

7/ Il faudrait sans doute beaucoup marcher pour retrouver qui je devrais être. La marche dans une forêt automnale, même si le froid commence à attiser le bout des doigts, incite à regarder où l’on est, où l’on va, à poser le pied avec une attention requise pour ne pas glisser ou se laisser déséquilibrer par un caillou indélicat. Marcher, regarder le feuillage au sol, celui accroché aux branches et penser.



*Samuel Beckett « Pour finir encore et autres foirades »

dimanche 26 octobre 2025

La maison vide

 


 Mais je crois que si ce que j’écris ici est un monde que je découvre en partie en le rêvant, je ne l’invente pas tout à fait : je le reconstruis pièce à pièce, comme une machine d’un autre temps dont on découvre que le mécanisme a pourtant fonctionné un jour et qu’il suffit de le remonter pour qu’il puisse redémarrer. ( P 45)

Maintenant, justement, j’ai l’impression de tout voir ; je pressens une réalité à peine plus palpable qu’un souffle d’air, mais pas moins présente que lorsque celui-ci s’insinue dans vos vêtements ; une réalité qui s’est tissée en moi presque à mon insu, chaque fil la composant étant constitué d’un matériau vivace, la mémoire de voix que j’ai entendues, des voix de femmes portant dans leur propre mémoire la voix des femmes qui les avaient précédées.(p 45)

C’est parce que je ne sais rien ou presque rien de mon histoire familiale que j’ai besoin d’en écrire une sur mesure, à partir de faits vérifiés, de gens ayant existé, mais dont les histoires sont tellement lacunaires et impossibles à reconstituer qu’il faut créer un monde dans lequel, même fictif, ils auront chacun eu une existence. C’est cette réalité qui se dessine qui deviendra la seule, même si elle est fausse, car la réalité vécue s’est dissoute et n’a aucune raison de nous revenir ; le récit que j’en fais est comme une ombre déformée trahissant la présence d’une histoire dont je capte seulement l’écho, la vibration dans l’image tremblante d’une fiction et d’un roman possible. (p 616)

Laurent Mauvignier " La maison vide" ( Les Éditions de Minuit 2025) 

vendredi 24 octobre 2025

Choses qui font perdre l'équilibre


 

 ( se lever avant la venue du jour et rester longtemps dans sa nuit)

se débarrasser des images du réveil — lourdes et glauques — celles qui ont nourri les rêves — celles qui ont grignoté la nuit — et celles qui tentent à s’incruster quelque part en soi — à se répandre en écho — à se disséminer entre les strates de pensées — comme la marée montante culbute les galets — attendant et guettant les fissures — puis s’étalent et génèrent une sorte de vertige — un léger déséquilibre — et l’on cherche à y mettre fin — en l’écrivant le décrivant — afin de respirer enfin l’air frais du matin — 

mercredi 22 octobre 2025

Quatrain/ 180

 


pauvres pas essoufflés

nous sommes errants de nous

dégustons le bruit des feuilles sous nos pas

sang épais dans la bouche

lundi 20 octobre 2025

Ricochets/ Année 2/ Semaine 42

 


1/ Des sédiments sont déposés au fond de soi. Ainsi que du silence qu’il faut savoir écouter. Alors même que l’on pensait ne plus en avoir la nécessité, voilà que cela remue dans les tréfonds de soi, et qu’une décision que l’on était prêt à prendre est totalement remise en cause parce que, tout au fond, quelque chose remue et nous fait reconsidérer le choix qui allait se faire. Alors, s’écouter.

2/ Dans un dehors où semble-t-il il n’y a personne, poursuivre son errance, puisque rien d’autre n’est à trouver. Errer sans se perdre. Poser le regard sur ce qui importe et porte vers un au-delà de soi. C’est un sentiment de vie qui me suffit. Avec le vol d’un oiseau qui traverse et révèle ce qui au fond de soi est en train de se dire se balbutier, et de s’écrire.

3/ Sentiment d’être vivante dans le fait même d’être dans un état de pensée, par exemple, pendant une lecture que je suspends le temps de reprendre le fil des mots afin de bien réaliser ce qui veut se dire là, ou bien lorsque cela s’écrit, à la vue des mots qui prennent forme sur l’écran d’ordinateur pour tenter de mettre face à moi, dans le miroir, les circonvolutions étranges qui m’habitent.

4/ Comme une vague de clarté, la nécessité de lire, ne serait-ce que quelques lignes, pour commencer la journée. Ouvrir le livre, celui du matin, qui se donne par à-coups de notations, de pensées brèves, de citations hétérogènes, et s’immiscer dans ce qui sera la vie de ce jour, en espérant pouvoir la traverser avec un esprit à la hauteur de ce qui se demande pour être soi dans sa totalité.

5/ Quelque chose s’immisce au plus profond de soi sans pouvoir être nommée. On absorbe sans se poser trop de questions, comme une belle journée de lumière qui déboulerait sans crier gare en plein milieu d’une période de brouillard. Cela aère l’esprit et permet de penser plus large, et plus haut aussi sans doute. Se découvrir penseur de l’instant et écrire face à l’éclat qui soulève et apaise en un même élan.

6/ Comment ne pas ressentir l’être en devenir que sont ces petites filles qui m’importent, que je côtoie un jour par semaine, et dont je m’émerveille à chaque rencontre, en prenant acte de ce que chacune a de différent depuis la semaine précédente. En chacune d’elles, se développe une réalité dont toutes les clés ne nous sont pas données. Chaque jour leur devenir soi se consolide et trace son propre chemin

7/ La lecture n’occupe pas encore assez de place dans mes journées puisque je ne viens pas à bout de tous les livres qui patientent près de moi. Il faudrait être plus méthodique que je ne le suis. Et ne pas me plonger dans plusieurs livres en même temps comme je le fais actuellement. Sans parler de ceux que j’ai besoin de relire pour la préparation d’ateliers d’écriture. De la rigueur...

samedi 18 octobre 2025

Écrire

 


Écrire n’a pas d’objet.
À la question : « qu’est-ce que vous écrivez ? », on ne sait pas répondre. On répond n’importe quoi, et on pourrait répondre : « n’importe quoi ». Il n’importe le quoi d’Écrire, qui n’a pas d’objet identifié à saisir pour se compléter : il secrète son monde, qui n’existe pas avant. Écrire n’est pas intransitif mais ce à quoi il permet la traversée n’est pas déjà répertorié. N’est pas un objet — même inédit. C’est un accès de vie, en langue, qui file entre les doigts de qui veut le rapporter — le rapporter aux lieux connus de stockage : thème, genre, sujet, histoire.

Christiane Veschambre  Écrire, Un caractère ( Éditions Isabelle Sauvage 2018)