pauvres pas essoufflés
nous sommes errants de nous
dégustons le bruit des feuilles sous nos pas
sang épais dans la bouche
J'avance, avec de l'ombre sur les épaules. ( André Du Bouchet)
pauvres pas essoufflés
nous sommes errants de nous
dégustons le bruit des feuilles sous nos pas
sang épais dans la bouche
1/ Des sédiments sont déposés au fond de soi. Ainsi que du silence qu’il faut savoir écouter. Alors même que l’on pensait ne plus en avoir la nécessité, voilà que cela remue dans les tréfonds de soi, et qu’une décision que l’on était prêt à prendre est totalement remise en cause parce que, tout au fond, quelque chose remue et nous fait reconsidérer le choix qui allait se faire. Alors, s’écouter.
2/ Dans un dehors où semble-t-il il n’y a personne, poursuivre son errance, puisque rien d’autre n’est à trouver. Errer sans se perdre. Poser le regard sur ce qui importe et porte vers un au-delà de soi. C’est un sentiment de vie qui me suffit. Avec le vol d’un oiseau qui traverse et révèle ce qui au fond de soi est en train de se dire se balbutier, et de s’écrire.
3/ Sentiment d’être vivante dans le fait même d’être dans un état de pensée, par exemple, pendant une lecture que je suspends le temps de reprendre le fil des mots afin de bien réaliser ce qui veut se dire là, ou bien lorsque cela s’écrit, à la vue des mots qui prennent forme sur l’écran d’ordinateur pour tenter de mettre face à moi, dans le miroir, les circonvolutions étranges qui m’habitent.
4/ Comme une vague de clarté, la nécessité de lire, ne serait-ce que quelques lignes, pour commencer la journée. Ouvrir le livre, celui du matin, qui se donne par à-coups de notations, de pensées brèves, de citations hétérogènes, et s’immiscer dans ce qui sera la vie de ce jour, en espérant pouvoir la traverser avec un esprit à la hauteur de ce qui se demande pour être soi dans sa totalité.
5/ Quelque chose s’immisce au plus profond de soi sans pouvoir être nommée. On absorbe sans se poser trop de questions, comme une belle journée de lumière qui déboulerait sans crier gare en plein milieu d’une période de brouillard. Cela aère l’esprit et permet de penser plus large, et plus haut aussi sans doute. Se découvrir penseur de l’instant et écrire face à l’éclat qui soulève et apaise en un même élan.
6/ Comment ne pas ressentir l’être en devenir que sont ces petites filles qui m’importent, que je côtoie un jour par semaine, et dont je m’émerveille à chaque rencontre, en prenant acte de ce que chacune a de différent depuis la semaine précédente. En chacune d’elles, se développe une réalité dont toutes les clés ne nous sont pas données. Chaque jour leur devenir soi se consolide et trace son propre chemin
7/ La lecture n’occupe pas encore assez de place dans mes journées puisque je ne viens pas à bout de tous les livres qui patientent près de moi. Il faudrait être plus méthodique que je ne le suis. Et ne pas me plonger dans plusieurs livres en même temps comme je le fais actuellement. Sans parler de ceux que j’ai besoin de relire pour la préparation d’ateliers d’écriture. De la rigueur...
Écrire n’a pas d’objet.
À la question : « qu’est-ce que vous écrivez ? », on ne sait pas
répondre. On répond n’importe quoi, et on pourrait répondre :
« n’importe quoi ». Il n’importe le quoi d’Écrire, qui n’a pas d’objet
identifié à saisir pour se compléter : il secrète son monde, qui
n’existe pas avant. Écrire n’est pas intransitif mais ce à quoi il
permet la traversée n’est pas déjà répertorié. N’est pas un objet — même
inédit. C’est un accès de vie, en langue, qui file entre les doigts de
qui veut le rapporter — le rapporter aux lieux connus de stockage :
thème, genre, sujet, histoire.
Christiane Veschambre Écrire, Un caractère ( Éditions Isabelle Sauvage 2018)
Mardi 30 décembre 1930
Cela manque sans doute d’unité, mais je crois tout de même que c’est assez bon. (Je me parle à moi-même des Vagues au coin du feu.) Supposons que j’aie pu réunir toutes les scènes plus étroitement, surtout par le rythme, afin d’éviter ces ruptures, afin que le sang coure, d’un bout à l’autre comme un torrent. Je ne veux pas de ce gaspillage que sont les interruptions, je veux éviter les chapitres. Cela, du moins, c’est ma réussite si on peut parler de réussite. Un tout, nourri et ininterrompu, des changements de scènes, de pensées, de personnes, accomplis sans une goutte versée. Si ce pouvait être achevé avec chaleur, avec élan, c’est tout ce que cela demande encore. Et, pendant ce temps, je sens ma température qui monte. Ce qui ne m’a pas empêchée d’aller à Lewes, ni les Keynes de venir pour le thé. Et comme je me suis remise en selle, le monde retrouve ses proportions. C’est le fait d’écrire qui me donne mes proportions.
Virginia Woolf " Journal d'un écrivain" (traduction Germaine Beaumont )
1/ Être soi en occultant l’idée de l’immensité. Les ans s’ajoutant aux ans, on se rend compte que l’accomplissement de soi passe aussi dans de petites choses, de petits gestes qui ne vont pas révolutionner la terre. Les articulations du monde d’aujourd’hui ne sont plus de notre ressort. Nous sommes comme cette lumière oblique d’octobre, à regarder autour de nous et se contenter de détails qui reçoivent la lumière du jour.
2/ En déplaçant des phrases ou des mots dans un texte change les possibles de ce qui est en train de naître dans l’écriture. Des ouvertures se mettent au jour, des chemins d’écriture autres se dessinent, des choix de frottement de mots placés ailleurs révèlent un univers qui peut-être appelle à faire voltiger ce qui s’écrit dans des zones inconnues, vers un accroissement de la lumière, ou un épaississement du secret.
3/ Je lis un livre à rebours. Je déambule dans son univers de droite à gauche. Il a cette particularité de pouvoir être lu ainsi. Je ne pense pas en le lisant. Je laisse juste les chapitres se dérouler dans la bascule qu’ils proposent, dans ce déséquilibre où la lecture nous entraîne. Quelque chose se tisse et se défait puis se retisse : l’esprit flotte entre les mots coquelicots recueillis.
4/ L’effort à réaliser chaque matin pour entrer dans le jour avec tout son être. Ne rien laisser sur le bas côté, mettre en œuvre tous les muscles du corps et de l’esprit. Passer outre les limites où le confort nous suscite. Faire le pas de plus qui fait avancer davantage au-delà de qui on est. Maintenir le plus possible sa bulle d’être à l’horizontale, comme celle d’un niveau de maçon.
5/ Outrepasser le seuil de désenchantement. Saisir les petits riens de naissance autour de soi : cette lumière d’octobre qui caresse les prés, leur donnant un surcroît de vigueur, et laissant susciter, entre les brins d’herbe doucement agités par la brise, l’évanescence d’un rêve qui nous emporte loin d’un quotidien tout alourdi de nos peurs. Artifice d’une distraction, bercement d’illusion sans doute mais un pas de côté qui recharge les batteries.
6/ Où situer notre assise mentale ? Ce point en soi où nous nous sentons en équilibre, où nous reconnaissons un lieu d’être, où il nous semble trouver les forces pour poursuivre le chemin, le point étroit peut-être où notre vie s’articule et nos pensées se mettent en place, où la voix se fait claire, se ponctue d’une intonation à nous seuls donnée, la poésie étrange de l’être que l’on est.
7/ Ici ou ailleurs, les bruits du monde nous absorbent. Ils cèlent tout avenir, noircissent tous les horizons vers lesquels se tourner, désespèrent l’espérance. Alors, écrire ces pacotilles semble dérisoire, fait preuve d’un manque d’ambition, et ne révèle qu’une forme d’impuissance. Mais se dire chaque matin que l’on est au seuil de quelque chose en tentant d’écrire est une certaine victoire sur soi. Des mots de passe pour se tenir droit.
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( lentement la lumière du matin se dilue sur le jardin)
dans les tourbillons des paradoxes — les pensées se tricotent et se détricotent — délivrent quelques lumières — comme on allume les bougies d’anniversaire — s’écrasent sur l’autrement du temps qui surgit — tentent une langue imprévue — avec de petites attentions — l’amorce d’un bleu ardoise — une surenchère d’un bleu outremer — une transparence de blanc — ces pensées morcelées dissimulent les grincements du corps — lancent des hypothèses pour le jour qui vient — déposent un refrain sur les lèvres — dans une langue ancienne — que l’on retrouve sans trop savoir comment — et qui se chantonnera encore et encore —
pour suturer le temps
la lumière frotte sa langue
à l’abri des rafales
pour faire monter l’intense
J’ouvre le livre,
un peu comme
on ouvre une fenêtre
pour découvrir, dès l’aube,
un fragment du paysage.
Après je bénis le jour.
Personne ne me voit. Je parle.
Je donne du pain aux morts.
Et je jette les dernières étoiles
au fond du puits.
Jacques Josse " Visions claires d’un semblant d’absence au monde"
( Éditions Paroles d'aube 1998)
1/ Sur le visage, sentir la réverbération de ce qu’on a été. Les rides qui sinuent sont traces de nos parcours ici ou là, avec les uns et les autres car on ne se construit pas seul. Les livres lus ont abandonné quelques mots dans les ridules de nos épidermes. Ils sont des braises qui n’attendent qu’une étincelle et un souffle bienvenu pour reprendre flamme. Un presque rien encore en cours.
2/ La difficulté de désapprendre est grande : des pensées, des comportements, un imaginaire et tout ce qui est si bien inséré en nous que l’on pense que ce sont nos propres idées. Travail de toute une vie que d’arriver à se créer son propre univers mental et renoncer aux images mentales inculquées sans que l’on n’y puisse rien. Le bonheur aussi de se sentir réfléchir en soi et pour soi.
3/ Tenter de résumer la vie d’un homme, qui a vécu en une grande intensité et longtemps, en quelques lignes, est parfois mission impossible, mais c’est un travail d’écriture intéressant qui oblige à placer le curseur sur ce qui ne peut être oublié. Il faut se positionner en altitude et laisser s’élever ce qui le doit. Recueillir alors ces émanations qui ont rempli la manière qu’il a eue d’habiter le monde.
4/ Une marge entre deux mondes, un espace étréci entre un devant et un derrière, un avant et un après, un temps d’attente, de réflexion, de méditation où le retour en arrière est toujours envisageable, où le pas en avant est peut-être souhaité, mais n’a pas de caractère d’obligation, ce n’est pas encore le passage, mais bien ce lieu fragile, incertain où tout est encore possible avant ce passage du seuil.
6/ Les berges de la Loire longées pendant une heure avec les pensées qui suivent leur propre cours, nourries par le chant agréable d’un oiseau qui restera bien caché, l’envol de hérons que l’on a sans doute dérangés, les coups de cloche de l’église d’un village aimé empli de souvenirs, les feuilles rouges voletant ici ou là sous l’emprise du vent qui amène aussi quelques nuages gris et quelques gouttes d’eau.
7/ Au plus creux de soi, laisser le ruissellement de la vie faire le travail qui se doit. Laisser mûrir les pourquoi dans le tiroir des doutes. Se nourrir de silence, d’une ombre, d’un soupir, d’un frémissement dans le feuillage d’un arbre rougissant, d’un charroi de nuages blancs qui passent sans se douter qu’on les regarde et qu’on se dise qu’on aime les suivre du regard et se perdre avec eux.
Mardi 22 décembre 1930 :
Il m’est venu à l’esprit hier soir, tandis que j’écoutais un quatuor de Beethoven, que je fondrais dans le discours final de Bernard tous les passages interposés, et que les derniers mots seraient : « Ô solitude. » Ainsi lui ferai-je intégrer toutes ces scènes sans autre interruption. C’est également pour montrer que le thème effort prédomine, et non les vagues. Et la personnalité. Et le défi. Mais du point de vue artistique, je ne suis pas sûre de l’effet, car les proportions pourraient exiger peut-être l’intervention des vagues à la fin, pour amener une conclusion.
Virginia Woolf "Journal d'un écrivain" ( traduit par Germaine Beaumont)
( comme un nouveau ciel bleu qui s’installerait)
à nouveau cela brasse encore en tête — des saccades d’angoisse surgissent — se sentir comme une pierre — des instants où les mots se brisent — les lèvres que l’on serre un peu trop fort — ou que l’on mordille sans s’en apercevoir — des gestes de doigts saccadés — se tourner vers le ciel — à la recherche d’un nuage de calme — une respiration plus lente — une sérénité soudaine et stable — une parole qui traverse irriguée de mots doux — des éclosions d’images d’un bleu doux — des murmures sucrés — de longues lampées d’air — un rythme de souffle sans remous —
1/ Toutes ces paroles qui fusent, s’échangent, déstabilisent, remuent comme autant de courants d’air, puis s’échappent, se perdent, meurent aussitôt mises au monde, oubliées de presque tous. Choisir ses mots, les élever au rang de pépites, les rendre rares, n’en délivrer que le nécessaire pour un quotidien serein. Et laisser des ruisseaux de silence abreuver l’entre-deux des échanges. En quoi le silence fait-il si peur qu’il est rompu en permanence ?
2/ Dans l’épais brouillard de la vie ordinaire, tenter de se diriger, d’éviter les écueils sur le chemin, d’avancer pas à pas entre les ombres. S’accrocher quelques instants aux ailes d’un oiseau venu se reposer sur le muret de l’autre côté de la baie vitrée. Un rouge-gorge esseulé. Lâcher prise, rêver avec lui dans la fluidité de l’instant. Un peu de douceur et de couleur partagées. La manne de ce jour.
3/ Prendre le temps des attentions données aux particules de vie disséminées dans les interstices des jours. Ce sont elles qui permettent à l’esprit de ne pas vaciller, de reprendre souffle. Les mettre en mots, se les transmettre par le liseré de l’écriture est une manière d’espérer encore de soi, de la vie. L’incertitude face à ce qui se dessine donne à ce qui s’écrit des voies aléatoires, des possibilités d’îles.
4/ On parcourt des textes que l’on a écrits il y a longtemps et dont on n’a même plus aucun souvenir. On a la faiblesse de les trouver plutôt bien écrits, semblables à une vieille étoffe qui aurait conservé toute sa douceur sans avoir eue à subir le passage des mites. On se dit que l’on écrit moins bien maintenant. On se demande bien s’il reste quelque chose à espérer désormais.
5/ Avoir l’impression de se promener entre les ruines d’une ville que l’on a arpentée si souvent et que l’on reconnaît à peine, attristée qu’elle est avec tant de devantures fermées, affublées d’une pancarte à vendre ou à louer et dont personne apparemment ne veut. On déambule par habitude en se remémorant ce qui fut, et on imagine ce qui pourrait être. Par chance les librairies sont encore nombreuses !
6/ Chacun garde quelque chose et cultive certains traits d’une personne qu'il a connue et qui désormais n’est plus. Et forcément nos souvenirs et nos ressentis sont différents, selon qui l’on est. Sans doute personne n’a raison. La complexité de l’être humain fait qu’il se décline selon la personne qui le regarde avec le souvenir de son propre cheminement à ses côtés. L’essentiel doit être ce qu’il a semé en soi.
7/Se tenir sur un seuil, longtemps, parfois des années durant, c’est malgré tout être là. Et on voit d’autres gens au-delà de leurs propres seuils Aux entours de ces orées où se tenir, des espaces aux variations de verts, plus ou moins intenses, tendres ou brillants, des bleus aussi qui mûrissent et s’épanchent avec douceur. On maintient son séjour dans l’écart où l’on continue à tenir le fil de soi.
nos bras chargés des fatigues
de ce chemin pavé de ronces
épuisant dialogue intérieur
où les couleurs ont disparu
Vendredi 12 décembre 1930 :
Voici, je crois, le dernier jour où je prends le temps de respirer avant de m’attaquer à la dernière partie des Vagues. Je m’étais accordé un congé d’une semaine, c’est-à-dire que j’ai écrit trois petits récits, que j’ai traînaillé et passé une matinée à faire des courses, et une autre, aujourd’hui même, à m’installer une nouvelle table et à faire une chose et une autre ; mais je pense avoir retrouvé mon souffle et pouvoir travailler encore pendant trois ou quatre semaines. À ce moment-là, je pense que je reverrai toutes Les Vagues – les interludes – de façon à les fondre en un seul. Après quoi, ô mon Dieu, il faudra récrire certaines parties, et puis corriger, et puis envoyer le manuscrit à Mabel, et puis corriger la version dactylographiée, et enfin, le donner à Léonard. Léonard l’aura peut-être vers la fin de mars. Ensuite le mettre de côté, puis l’imprimer si possible en juin.
Virginia Woolf "Journal d'un écrivain" ( traduit par Germaine Beaumont)