J'avance, avec de l'ombre sur les épaules. ( André Du Bouchet)

dimanche 26 janvier 2025

Divagations / 17

 

de mon étrange relation avec Virginia...

Longtemps donc, je ne pus aller au-delà des dix premières pages, recommençant toujours, relisant indéfiniment le texte, ne comprenant pas ce qui se jouait là entre les différents personnages qui sont tous présents, à tour de rôle, et qui parlent ou pensent, sans réaliser quelle mâchoire me happait, puis me rejetait sur le bas-côté. Mais je ne rangeais pas le livre, je le gardais toujours à portée de main. Des vagues d'envie régulières s'élevaient, m'enserraient puis m'abandonnaient sur le bas-côté. Le livre se refermait à nouveau; je n'étais pas encore prête. C’était alors par le biais de la traduction de Marguerite Yourcenar. Mais il ne parvenait pas à trouver son point d'ancrage. Cela montait en moi, puis refluait. En 2017, préparant des lectures autour de profils féminins, qui s’inséraient dans le spectacle d’une chorale, tout naturellement, c’est le premier interlude des Vagues qui s’imposa et d’autres textes se greffèrent autour. Je l'avais lu tant de fois qu'il m'était devenu familier. Je n’avais pas encore lu les autres interludes, celui-ci me suffisait, frictionnait mon imaginaire, et laissait flotter en moi une vision qui tapissait les parois de mon cerveau d’une dose de béatitude. J’avais même la prétention de dire que ce livre était subjuguant alors que je n’en avais lu que quelques pages. J’aimais particulièrement comme si le bras d’une femme couchée sous l’horizon avait soulevé une lampe: des bandes de blanc, de jaune, de vert s’allongèrent sur le ciel comme les branches plates d’un éventail. J’aimais l’image. Et je restais penchée près de la page à remuer l’éventail de mes songes. Lors de ces lectures immiscées entre des chants polyphoniques, Virginia était en bonne compagnie avec des textes autour de Camille Claudel, Isadora Duncan, ou Frida Kahlo.

.Tapie derrière l’écran de mon ordinateur, je suivais le travail de Christine Jeanney, j’avançais avec elle, à son rythme, dans une lecture fragmentée. Je lui suis reconnaissante d’avoir mené ce travail qui m’a accompagnée dans ma lecture, m’a nourrie, m’a portée jusqu’à son terme que nous avons franchi ensemble il y a quelques mois, le 22 août 2024 exactement. Si je consulte son site, elle a commencé ses mises en ligne le 7 février 2013, progressant au rythme de ses forces et du temps qu’elle parvenait à consacrer à la traduction. Je lisais ce qui apparaissait sur Tentatives, ses pensées qui tournaient autour du paragraphe proposé, me nourrissait aussi des commentaires des uns ou des autres qui faisaient progresser la réflexion. Au long de ces années, nous avons même échangé quelques messages avec Christine:

Pour ce qui est des Vagues, c'est vraiment primordial pour moi de mettre le journal de mes questions sur le site : essayer d'expliquer aux autres, c'est mieux comprendre soi-même, et il faut voir la différence entre le texte que je poste en premier jet et en mode brouillon avant de le publier et la version finalisée après toutes mes tentatives d'explications, c'est vraiment très très modifié ! (toutes ces modifications, je n'y aurais pas pensé du tout s'il n'y avait pas le journal (juillet 2018)

Lorsque j’eus en mains les traductions de Michel Cusin et Cécile Wajsbrot je lisais le tout, avide de me faire ma propre idée du texte. Et je n’allais pas plus vite que Christine, prenant le temps d’une lecture autre, qui s’apparente davantage à une errance poétique, avec ses arrêts, ses retours sur quelques lignes, et les divagations que cela induit. Je retardais l'avancée, non pour en faire la traduction comme Christine, mais comme s'il fallait contenir quelque chose de trop grand pour moi, dont je n'aurais pas été digne. Je reprenais la lecture des premières pages, avec les pensées des personnages, enfants dans cette première partie, comme pour rembobiner la même vision, une manière de recommencement toujours et encore. Ne pas avancer trop vite, rester encore un peu dans le hors-champ, sans trop comprendre ce qui se joue entre tous les personnages, ou avec la narratrice. De l'autrice, je savais ce que tout le monde sait, et peut-être je ne me sentais pas légitime de lire ce livre réputé difficile.

à suivre


vendredi 24 janvier 2025

Quatrain/ 160

 

au bord des paupières la pluie

vague de gris hachée menue 

une image au bord

ne pas la laisser filer

mercredi 22 janvier 2025

Divagations/ 16

  

de mon étrange relation avec Virginia

Et si j’en arrivais enfin là où je souhaitais être dès le début de ces Divagations. Une trajectoire un peu détournée, il faut bien l’avouer, alors que je m’étais assise devant mon ordinateur (vers la fin du mois d’août, je crois et nous sommes déjà fin janvier ) pour parler de ce livre époustouflant  Les Vagues dont on ne ressort pas indemne, que j’ai achevé  il y a quelques mois maintenant, après une lecture qui s’est prolongée, je viens de le réaliser,  sur vingt années et non dix comme je l’avais imaginé. 

Mes recherches disent que j’ai acheté ce livre en mai 2003, dans la traduction de Marguerite Yourcenar et dans la collection Biblio du livre de poche. Sur la couverture, la reproduction d’une peinture de René-François Prinet Au bord de la Manche, qui se trouve au Musée de la Chartreuse à Douai. C’est une huile sur toile peinte vers 1920. Le livre de Virginia lui a été publié en 1931. J’avoue ma méconnaissance de ce peintre français dont je recherche sur internet quelques renseignements. Je retrouve le tableau qui apparaît en miroir de celui de la couverture du livre : un groupe de sept personnes sur un balcon ou une terrasse avec la mer en arrière-plan, certains assis sur des fauteuils et des chaises, deux femmes debout l’une face à nous, l’autre admirant le paysage. L’élégance des personnages, disposés sur la toile avec soin, nous donne à imaginer un milieu aisé; on se sent chez Proust à Cabourg… Certes ne sont pas les personnages des Vagues, mais ils ont sept, comme ceux évoqués dans le récit, l’époque est similaire, la mer est un personnage du tableau et l’on rêve en les regardant aux pensées qui les traversent et aux discussions qu’ils peuvent partager. 

La couverture du livre folio classique, dans la traduction de Michel Cusin, que j’ai acquis plus tard en 2019, est ornée aux trois-quarts d’une reproduction de Alphonse Osbert La vague à Diélette de 1890 du Musée d’Orsay. Je ne connais pas davantage ce peintre. J’effectue des recherches similaires : le tableau a été recadré sur la couverture pour ne laisser appréhender que des vagues régulières et en occultant sur la droite une houle plus haute; cette huile sur toile est dite appartenir à la période moderne appartenant au style symbolisme. À plusieurs reprises, il a peint des tableaux de ce village au bord de la Manche où il a vécu. L’illustration « colle » au titre sans avoir la nécessité de réfléchir. 

Quant au troisième ouvrage, dans la traduction de Cécile Wajsbrot, acquis en octobre 2020, aux éditions Le bruit du temps, je l’aurais dit sans « image », alors qu’il y a bien un détail d’une gravure sur bois d’Aristide Maillol La Vague réalisée dans les années 1895-1898. Mes recherches me conduisent vers une œuvre beaucoup plus importante que ne laisse absolument pas deviner la miniature reproduite sur la couverture, où se détache à peine perceptible un poignet et une main aux doigts écartés s’appuyant sur un fond strié de traits en tous sens. Sur l’œuvre entière, la main est partie prenante d’un corps de femme nue, endormie ou alanguie. Le détail sur la couverture brune est inscrit dans l’angle gauche supérieur et entouré d’un quart de cercle noir. La quatrième de couverture cite un extrait des Vagues : Regardez la boucle du chiffre commence à se remplir de temps: elle contient le monde. Je commence à tracer un chiffre, le monde est dans la boucle et moi, je suis dehors ; je le referme — là — et le scelle, il est complet. Le monde est complet et je suis en dehors, je crie, » Oh, sauvez-moi, je ne veux pas être chassée de la boucle du temps. »

On ne regarde jamais assez les couvertures de livres.

Pour être exhaustive sur les différentes traductions qui m’ont accompagnée lors de ma traversée des Vagues, il me faut évoquer le travail, d’une richesse incroyable, élaboré au long de nombreuses années (plus de dix ans) par Christine Jeanney sur son site Tentatives où elle a partagé ses traductions avec ses questions, ses doutes, les commentaires des uns ou des autres qui suivaient cette aventure. Son aventure, que j’ai suivie dès le départ, a conforté la mienne. Alors s’il n’y a pas de couverture réelle (mais j’espère vivement que tout son travail de traduction et de commentaires sera repris dans un livre publié), il y a pour chaque nouvelle avancée mise en ligne (  191 quand même !), une petite vignette ronde représentant la mer, et il me semble qu’elles sont différentes à chaque fois! Je reparlerai de ce travail colossal que Christine a mené car il a été fondamental pour moi.

La couverture du livre de poche que je possède en langue originale est de l’artiste finlandaise Aino-Maija Metsolae, qui a illustré par le biais d’aquarelles chatoyantes toute une série de livres de Virginia Woolf. Des taches de couleurs vives qui se poursuivent à l’intérieur du rabat pour laisser éclater des rayures entre différentes tonalités de bleus et des blancs. Le titre est écrit en petit et majuscules en bas à droite et le nom de Virginia Woolf en écriture cursive. Sur la quatrième de couverture, une simple phrase positionnée au centre de la page avec des guillemets : I am made and remade continually.

Ce sont donc toutes mes sources vers lesquelles ma main s’est immergée au cours de ces dernières années. Et j’ai bien conscience d’avoir encore pris un chemin de traverse, erré dans les linéaments de tableaux et m’être encore perdue dans  des rêveries nouvelles…

à suivre...

lundi 20 janvier 2025

Ricochets/ Année 2/ Semaine 3

 


1/ Je m'interroge sur les paraboles qui nous ont été données comme une réalité durant la formation de l'enfance, sans nous les présenter comme un conte à déchiffrer et nous permettre de décrypter une parole qui ferait sens. Il est vrai que chaque parabole s'adresse à un Je en devenir, qui est en train de se construire et qui n'a jamais fini de poser des briques les unes sur les autres.

2/ Il y a cinq ans jour pour jour, je crois avoir volé. Le souvenir reste étrange car la chute fut dure mais c'est la sensation d'une sorte d'envol qui persiste. Ce sont les mots que l'on pose sur un évènement qui transforment celui-ci, qui le métamorphosent en ce qu'il ne se savait pas être. Et le fait de dire je crois que j'ai volé, n'est-il pas devenu une réalité ?

3/ Fuir dans les lignes qui se tracent sans trop savoir pourquoi, ni vers le lieu inconnu où elles se dirigent. Fuir dans l'immobilité du matin, bien au chaud devant son écran d'ordinateur, alors que dehors tout est gelé. Mais dans l'esprit cela fermente, un remous se met en mouvement, cela se disperse un peu, un sentier s'emprunte puis s'abandonne, et l'on divague dans des rêveries où un devenir peut s'écrire.

4/ L'esprit de divagation s'est installé en moi depuis l'enfance. Alimentant un désordre de la pensée, emmêlée dans les incertitudes, les fulgurances, les désarrois et les abandons. Perdue souvent, mais avec moi malgré tout, même si évadée souvent. À poursuivre les buées de vent qui traversent, qui propulsent dans cet ailleurs dont on ne saura jamais rien. Et puis le silence qui recouvre le tout, et le miroir à la fin.

5/ La lampe du bureau est allumée, la nuit n'a pas encore reculé. L'attente de la venue de la lumière du jour est grande chaque matin. Presque dans l'étonnement que cela se produise encore, malgré tout ce qui se trame dans le monde. Le livre de la vie continue de s'écrire. Et on habite dans ce livre. On est l'encre qui laisse trace sur le papier, entre les blancs de l'incertitude.

6/ Andrea Bocelli chante dans mon dos. La langue italienne auréole. Il y a des rituels non seulement nécessaires, mais aussi qui réinscrivent dans une histoire, dans son histoire. Besoin d'être seule pour ces bourgeons de vie, ces éclats dans le corps, ces vibrations dans le ventre. Pour remercier et penser à elle, raccorder toutes les cordes du temps, entre deux notes, entre deux souffles, entre des vies liées pour toujours.

7/ Le devenir de chacun, du bébé au vieillard, en passant par les différentes étapes de l'enfant et de l'adulte, est ponctué de tant de métamorphoses dont on n'a pas toujours une conscience éclairée. Êtres inachevés en marche vers notre accomplissement, dominés par un futur dont on espère toujours qu'une révélation va venir enfin au jour, afin de se rapprocher au plus près de soi, de notre être le plus profond.

samedi 18 janvier 2025

Vers l'écriture /2

 Écrire, c’est l’inassouvi à quoi nous redonnons place.
 
Nous ne serons jamais rassasiés d’écriture. L’écriture n’est pas là pour ça. Elle ne comble pas. Elle cerne l’inassouvi. Elle le désigne sans plainte ni peur. 

 Écrire c’est savoir qu’on est un être fini, limité, et porteur pourtant de quelque chose d’immense.

C’est accepter de s’installer dans ce hiatus et y trouver son propre souffle.
Cela met en branle tout l’être.
Perception, imaginaire, réflexion.
La grande boucle qui mène à la pensée incarnée, vivante.
Ce que je ne cesse d’expérimenter depuis que j’ai pu entrer dans l’alphabet.

Et la joie que je ressens quand j’atteins quelque chose de juste vient par surcroît. [...]

 

C’est l’inassouvi à quoi nous redonnons place.

Et si j’ai installé cette pratique dans ma vie comme pièce maîtresse depuis très longtemps, j’ai aussi consacré du temps à réfléchir à sa transmission, convaincue que quelqu’un qui prend le temps d’écrire se donne quelque chose d’inaliénable. Un espace à l’intérieur de soi qui s’élargit avec le temps et la pratique.

La chambre à soi, elle est là.

Et qu’on soit en prison ou entouré des siens, qu’on soit sans emploi dans les jours difficiles ou bien à l’aise et heureux de son travail, l’écriture peut être ce lieu silencieux et fidèle.

Un lieu où l’on se reconnaît vivant parmi les vivants.

 

Jeanne Benameur "Vers l'écriture" ( Actes Sud 2025)

jeudi 16 janvier 2025

Quatrain/ 159

 

dans la bouteille d'encre

le goût de l'espace vaste et lent

des histoires sans fin

qui brûlent en dedans



mardi 14 janvier 2025

Ricochets/ Année 2/ Semaine 2

 


1/ Et si l'on faisait comme avant? S'envoler pour le pays imaginaire de l'enfance. On se verrait bien assise sous un arbre accueillant, ou sur un gros rocher que la main effleurerait, le regard portant loin sur un horizon fluctuant, et les pensées alors qui traverseraient l'esprit, les histoires qui se raconteraient, les images un peu naïves qui défileraient, les trésors ainsi mis à jour, de petits papillons de lumière imprimés.

2/ Dans des coins d'ombres et de silence, dans les marges et derrière les arbres, cela se murmure encore au sein d'étoiles phrases qui se tissent. C'est le lieu du rêve. Où l'on plonge comme dans un bain de fleurs sauvages. On y croise des enfants qui s'émerveillent d'un rien et qui ont un grand sérieux lorsqu'ils conversent avec une coccinelle, un escargot, une peluche dont ils ne peuvent se séparer.

3/ Le meurtre d'âme est invisible. Se dire qu'il y a de grandes chances que l'on passe sa journée avec cette phrase soulignée hier soir dans un livre, recherchée ce matin, sans davantage savoir quoi en faire, mais l'écrire à nouveau fige sa force et permet à l'esprit de poursuivre sa réflexion. On sent bien qu'il y a des choses qui bougent en soi et que l'on n'est pas d'un bloc.

4/ J'ai changé la photo qui s'affiche en fond d'écran sur l'ordinateur. Il y a un œil de lichen énorme qui me dévisage. Et forcément les vers de Victor Hugo remontent en mémoire: L'œil était dans la tombe et regardait Caïn. On n'échappe pas aux images et aux mots qui nous retrouvent. Le signe reste visible et suscite d'autres visions et d'autres mots. Il se tient sur le chemin des sources.

5/ Il y a tant de portes au seuil desquelles on se tient, indécis, incertain que c'est bien celle-là qu'il faudrait pousser. Des lueurs filtrent dans les interstices du bois. De l'eau, du feu, de la nuit. Laquelle serait la bonne? . Face à chaque porte, un fragment de réponse se serait écrit, nourri par la chair du doute. De jour en jour, la question poursuit son errance.

6/ Comme on abandonne du blanc sur la page du poème, peut-on nommer blancs les instants de rien au long d'une journée — même si dans le poème ces espaces peuvent être des instants de plein — et faire l'inventaire des instants denses où l'esprit a rempli son travail et où il gagne un peu de terrain dans la connaissance de soi et des autres, sans parler de l'univers qui contient le tout.

7 /Lire quelque part intensité d'être et se dire que c'est la quête d'une vie entière, au travers du quotidien et de ses aléas qui grignotent l'essentiel du temps. La poésie dans cet aller-retour entre dehors et dedans en est un des ajours. Négliger les éclats de voix ici et ailleurs ou les bruits de vaisselle que l'on brise en grand tapage. On rejoint soi là face à un bruissement d'herbes.



dimanche 12 janvier 2025

Vers l'écriture

 


Je crois au verbe. À sa puissance à nous transformer. Je crois à la silencieuse insurrection du mot juste.

La venue du souffle au mot.

Écrire.

Il y a en moi la part sauvage et la part vouée à l’art. L’une n’exclut pas l’autre. Au contraire elles se “parlent” et s’entendent. Le sauvage c’est ce monde où le langage n’a pas encore fait un pas. Nous l’avons tous connu lorsque nous sommes venus au monde, nus et sans alphabet. Nous avons appréhendé le monde par nos sens. Je suis toujours à la recherche de ce monde-là. Premier. Brut. Intense. J’ai besoin de ne jamais perdre ce fil. C’est ma sauvegarde.

L’art me permet de lui donner forme et de partager.

Écrire est un art.

Il ne s’agit pas seulement alors de “s’exprimer”, comme on dit. Exprimer c’est faire sortir, c’est tout. L’énergie est mise dans l’acte de “presser” pour que quelque chose sorte, passe du dedans au dehors, c’est déjà beaucoup mais ce n’est pas suffisant.

L’art suppose un travail pour donner une forme partageable. Ce qui n’enlève rien à l’inspiration, ni à l’authenticité ni même à la spontanéité. Ça permet juste d’aller encore plus loin.

Dans ce plus loin, il y a la rencontre avec ce qu’en soi on ignorait encore. Plus loin encore il y a la rencontre avec les autres, les inconnus avec qui le partage est possible.

Jeanne Benameur "Vers l'écriture" ( Actes Sud 2025)

vendredi 10 janvier 2025

Divagations/ 15

 


Lorsque jai commencé d’écrire autour de Virginia Woolf, javais lintention d’évoquer le travail autour des Vagues mené dans lun de mes ateliers d’écriture.  Jai posté le premier texte le 10 septembre dernier et pensais vraiment n’écrire que cinq ou six « divagations » en lien avec ce travail mené dans les entours de ce livre. Et puis l’écriture ma entrainée ailleurs, laissant à distance ce travail là pour en évoquer un autre. Avant tout, tenter de dire comment cette autrice sest infiltrée en moi par des lectures (un peu anarchiques), pour parler ensuite de latelier mené sur une année avec deux groupes et leur permettre dentrer un peu dans l’écriture de Virginia Woolf, avec les difficultés mais aussi les plaisirs que cela procure. Ce n’était pas dans mon idée de départ de dévoiler les arcanes de la conception de mes ateliers d’écriture, mais cela sest construit ainsi et jai laissé faire. Je me dis quil est temps daborder ce qui était prévu, à savoir la lecture des Vagues et le travail autour. Je sens que cest pour bientôt !!! Mais avant, encore un pas de côté,  nous sommes dans des divagations nest-il pas vrai

 

J’ai écouté, et j’écoute encore les émissions de radio qui resurgissent de temps à autre. J’écris beaucoup aussi, l’évoquant à maintes reprises, dans des textes d’ateliers ou dans des écrits plus personnels. Ce texte ou plutôt ces fragments de textes que je livre ici. Il me semble que   dans l’atelier d’écriture quotidien en ligne, organisé pendant l’été 2024, dirigé par François Bon, où sur les 33 propositions que j’ai suivies  (sur les quarante), j’ai évoqué à plusieurs reprises Virginia, comme si je me dédoublais, ou comme si sa présence trop grande envahissait ma propre écriture. Voici un de ces textes où la proposition d’écriture tournait autour d’une photo en s’adressant au personnage dont  la photo s’est emparée, à sa posture, au cadrage, au hors-champ…

 

                                      je veux bien te parler encore

 

Feuilletant le petit livre que Monique Nathan te consacre, je me suis arrêtée net sur une photo de toi que je n'ai jamais vue ailleurs. Et pourtant il en existe de nombreuses autres, toi avec la tête penchée, toi avec Leonard, toi jouant au cricket avec Vanessa, toi et tes amis. Mais celle-ci, je ne l'avais jamais rencontrée. Tu es dans un jardin, un muret coupe la photo en deux dans son horizontalité et de hautes hampes de fleurs s'élèvent tout près de toi. Perché sur des herbes, une tache blanche, un chapeau de paille renvoie la lumière et réveille les tons de gris qui dominent partout ailleurs. Sur la gauche on devine un buste, un peu caché par les tiges de cette plante, dont je ne retrouve pas le nom, qui offre des sortes de plumeaux à ses extrémités ; si la photo était en couleurs je les aurais dits fuchsias. Le buste, enfin ce que l'on en voit est légèrement penché vers le sol, un visage assez impassible qui ne me donne nulle clé pour savoir de qui il s'agit. Mais ce qui importe, bien sûr c'est ta silhouette longiligne, dont on ne distingue que la partie supérieure, avec les bras repliés et les mains semblant s'effleurer qui se rejoignent.

Tu verticalises la droite de la photographie : c'est quand même toi qu'il est important de contempler. Un port de tête droit, fait ressortir un collier de perles dans l'échancrure du chemisier, les cheveux bien tirés vers l'arrière. Ton regard ! C'est lui qui importe bien sûr. Il nous invite à un ailleurs, ton ailleurs où tu te réfugies. Le monde que tu nous décris dans tes romans, celui où l'on bascule presque malgré nous, et dont on a du mal à revenir. Là, Virginia, posant pour cette photo — dont je ne saurais rien d'autre car l'origine, le lieu, le photographe ne sont pas notés comme si c'était une photographie venue de nulle part —, tu sembles dans tes pensées, déjà dans l'écriture des lignes qui se bousculent dans ta tête, absente comme tu savais l'être lorsqu'un projet d'écriture t'habitait, te prenait tout entière, t'aspirait dans ses filets. Sur la page en vis-à-vis, il est écrit en titre « je est un autre », avec un extrait de Entre les actes donnerait une manière de décoder le cliché sur la page de gauche: « C'est d'abord la belle Mrs Manresa, qui arrive inopinément à l'heure du déjeuner. Avec ses bagues, ses ongles vernis, son adorable petit chapeau de paille, elle est à l'image, dans toute sa personne « sursexuée» de la parfaite féminité. Un peu plus loin: Voici Dodge, son pareil, son complice, celui qui lit sur les lèvres, qui cherche les visages cachés. »

Quel est donc ce visage en noir et blanc, et à qui s'est-il offert ?

Virginia, combien d'autres es-tu ? Ton regard n'est pas tourné vers nous, mais vers cet autre toi-même qui donne vie à tous les autres. Tu es toi, mais tu es aussi tes personnages : c'est Clarissa, Isa, Rachel, Sara, tous ses personnages réunis dans cette silhouette, que l'on ressent d'une grande sensibilité. C'est un moment d'être que tu nous donnes à voir, et c'est à cette silhouette-là que je voudrais partager ma reconnaissance, mes remerciements, d'avoir été.

à cette silhouette-là,

ici mais aussi ailleurs,

proche et éloignée,

volubile et silencieuse,

sans défense et volontaire

disparue mais si actuelle,

Et si l'on pense qu'évoquer les disparus c'est les faire exister encore un peu, je veux bien te parler, encore.