J'avance, avec de l'ombre sur les épaules. ( André Du Bouchet)

lundi 23 juillet 2018

Le je qui tu

Toi aussi, sur ton banc de béton, tu te tiens dans la marge, à regarder ceux qui sortent du cinéma plutôt que d’aller voir le film , à imaginer ce qu’ils pensent , comment ils pensent, ou même s’ils pensent, et à dessiner d’un coup de crayon rapide des silhouettes d’individus que tu ne croiseras plus, mais qui l’espace d’un instant auront occupé ton esprit; toi aussi tu restes sur le seuil, suspendu dans cette expectative doucereuse et lancinante, tu t’installes dans le rêve, tailles le vêtement qui correspond le plus à la voilure de ce jour, endosses un fragment de présence autre , te prends pour cette femme avec son sac en bandoulière qui regardait le feuillage s’ébrouer – peut-être est-elle simplement myope et ne voyait-elle plus rien en sortant du cinéma – , et ce couple tu le connais?, on dirait que tu l’as croqué en connaissance de cause et que tu as trouvé la juste distance pour dire tout un fonctionnement entre eux et l’on sent bien ce qui, sous les mots, tremble encore un peu et que tu ne diras pas pour que cela ne cède pas ; et ce jeune homme toi aussi il t’ intrigue avec ce regard égaré dans un ailleurs où il serait bon de le rejoindre, il semble fait d’une matière hésitante, pleine de ces incertitudes qui jalonnent nos chemins, et tu le fixes avec une évidente tendresse comme si tu tendais entre vous deux une fragile passerelle de mots susceptible d’abolir la distance, de relier deux vies qui auraient tant à partager, mais ce n’est ni le temps, ni l’heure, il ne te reste qu’à rouler en boule ce petit bonheur – qui aurait pu être – dans un coin de toi, à le couver pour les jours où un oubli de qui tu es te tiraillerait plus fort ; toi aussi à imaginer la vie des autres, il te semble vivre avec plus d’intensité même si, tu le sais bien , ce n’est qu’une vie en italique et ne t’étonne pas si je te tutoie c’est que nous sommes faits de la même étoffe à rester devant ce capharnaüm d’images et d’impressions et nous avons tant de mal à canaliser la déferlante de ce que nous ressentons, à tenir à distance nos contradictions et à sacrifier la joliesse pour une réalité autre qui dérange, qui creuse un sillon foré de notre propre absence, notre manque, et que derrière tes lunettes cerclées de rouge, il y a un vrai regard de myope celui qui voit bien autre chose que ce qui est 

15 ème texte (correspondant à la proposition d'écriture de la vidéo 15) pour  l'atelier d'écriture d'été animé par François Bon sur son site Tiers-Livre: " Construire une ville avec des mots".

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