Le
temps du passage couvert entre la grand’rue et celle
qui lui est parallèle – on ne disait pas traboule pour celui-ci,
ni pour l’autre légèrement plus haut dans la rue, trop large sans
doute, mais bien passage – les voix flottent, dans une
matière autre que si elles s’étaient échangées dans la rue
toute proche, on les dirait plus sourdes ou suspendues , presque
inaccessibles. Il se pourrait même que ce soit des voix d’avant,
sans contours, ni repères, s’échappant d’un monde immobile et
irréel, et que les mots issus des conversations – entre une mère
et son fils, un jeune couple, un groupe de filles excitées, ou ces
deux là plus âgés serrés l’un contre l’autre se parlant avec
attention et marchant de même – aient déjà été prononcés il
y a longtemps et reviennent juste s’incarner pour le court moment
où ils traversent dans un sens ou dans l’autre ce passage
d’une cinquantaine de mètres environ, où quelques vitrines
tentent d’égayer, de retenir le regard et d’inciter à entrer:
boutiques de vêtements, de chaussures, de téléphonie, salon de
thé, bijouterie, agence immobilière … Des voix attrapées,
piégées par le plafond de verre, puis renvoyées par la voûte,
traversée de toutes les voix pressées, compressées dans le
palimpseste d’un monde qui n’existe plus … Se revoir à huit
ans les jeudis après-midi à traverser la ville d’est en ouest
pour aller voir les grands—parents, et emprunter forcément ce
passage pour raccourcir un peu le trajet à l’aller , mais
curieusement jamais au retour, visualiser cette petite fille se
déportant instinctivement sur le côté droit , celui opposé à la
porte qui menait, on n’était pas près de l’oublier, chez un
docteur que l’on n’avait nulle envie de revoir…. On espérait
l’issue opposée du passage avec le tram qui circulait dans les
deux sens et par-dessus tout la boutique du chocolatier d’où
s’échappaient des odeurs qui titillaient les narines, dont on ne
faisait que rêver car dans cette boutique on n’y entrait jamais,
bien trop chic et chère bien sûr, mais les effluves étaient
offertes à tous …. Traverser ce passage comme on traverse le jour
, non plus sur le côté, mais en plein milieu – sereinement –
pour être en résonance parfaite, sans se frotter aux échardes du
passé, jeter un œil distrait sur les vitrines, penser que ce
marchand de chaussures était déjà là du temps d’avant, vérifier
que la plaque du médecin a disparu, depuis longtemps sans doute,
progresser vers la lumière de la grand’ rue et une fois la clarté
retrouvée à l’autre bout , hésiter, mais si peu, traverser la
rue entre deux trams, entrer fièrement dans la boutique du
chocolatier acheter des bâtons de chocolat à la crème – quel
parfum madame? Vanille bien sûr – et ne pas attendre , ouvrir la
boîte et croquer dans un bâtonnet les yeux fermés…. être en
dehors et en dedans dans un même instant, être soi et l’enfant
qu’on a été ou que l’on croit avoir été.
12 ème texte (correspondant à la proposition d'écriture de la vidéo 12) pour
l'atelier d'écriture d'été animé par François Bon sur son site
Tiers-Livre: " Construire une ville avec des mots".
1 commentaire:
Je suppose que ça prend forme peu à peu, en tout cas c'est un vrai régal de te suivre dans ces itinéraires familiers. Bel été à toi. Nous filons à Saugues pour qqs jours puis ce sera la Drôme (presque sans canne ...).
Enregistrer un commentaire