J'avance, avec de l'ombre sur les épaules. ( André Du Bouchet)

mardi 17 juillet 2018

Intérieur extérieur

Le temps du passage couvert entre la grand’rue et celle qui lui est parallèle – on ne disait pas traboule pour celui-ci, ni pour l’autre légèrement plus haut dans la rue, trop large sans doute, mais bien passage – les voix flottent, dans une matière autre que si elles s’étaient échangées dans la rue toute proche, on les dirait plus sourdes ou suspendues , presque inaccessibles. Il se pourrait même que ce soit des voix d’avant, sans contours, ni repères, s’échappant d’un monde immobile et irréel, et que les mots issus des conversations – entre une mère et son fils, un jeune couple, un groupe de filles excitées, ou ces deux là plus âgés serrés l’un contre l’autre se parlant avec attention et marchant de même – aient déjà été prononcés il y a longtemps et reviennent juste s’incarner pour le court moment où ils traversent dans un sens ou dans l’autre ce passage d’une cinquantaine de mètres environ, où quelques vitrines tentent d’égayer, de retenir le regard et d’inciter à entrer: boutiques de vêtements, de chaussures, de téléphonie, salon de thé, bijouterie, agence immobilière … Des voix attrapées, piégées par le plafond de verre, puis renvoyées par la voûte, traversée de toutes les voix pressées, compressées dans le palimpseste d’un monde qui n’existe plus … Se revoir à huit ans les jeudis après-midi à traverser la ville d’est en ouest pour aller voir les grands—parents, et emprunter forcément ce passage pour raccourcir un peu le trajet à l’aller , mais curieusement jamais au retour, visualiser cette petite fille se déportant instinctivement sur le côté droit , celui opposé à la porte qui menait, on n’était pas près de l’oublier, chez un docteur que l’on n’avait nulle envie de revoir…. On espérait l’issue opposée du passage avec le tram qui circulait dans les deux sens et par-dessus tout la boutique du chocolatier d’où s’échappaient des odeurs qui titillaient les narines, dont on ne faisait que rêver car dans cette boutique on n’y entrait jamais, bien trop chic et chère bien sûr, mais les effluves étaient offertes à tous …. Traverser ce passage comme on traverse le jour , non plus sur le côté, mais en plein milieu – sereinement – pour être en résonance parfaite, sans se frotter aux échardes du passé, jeter un œil distrait sur les vitrines, penser que ce marchand de chaussures était déjà là du temps d’avant, vérifier que la plaque du médecin a disparu, depuis longtemps sans doute, progresser vers la lumière de la grand’ rue et une fois la clarté retrouvée à l’autre bout , hésiter, mais si peu, traverser la rue entre deux trams, entrer fièrement dans la boutique du chocolatier acheter des bâtons de chocolat à la crème – quel parfum madame? Vanille bien sûr – et ne pas attendre , ouvrir la boîte et croquer dans un bâtonnet les yeux fermés…. être en dehors et en dedans dans un même instant, être soi et l’enfant qu’on a été ou que l’on croit avoir été.

12 ème texte (correspondant à la proposition d'écriture de la vidéo 12) pour  l'atelier d'écriture d'été animé par François Bon sur son site Tiers-Livre: " Construire une ville avec des mots".

1 commentaire:

Ange-gabrielle a dit…

Je suppose que ça prend forme peu à peu, en tout cas c'est un vrai régal de te suivre dans ces itinéraires familiers. Bel été à toi. Nous filons à Saugues pour qqs jours puis ce sera la Drôme (presque sans canne ...).