J'avance, avec de l'ombre sur les épaules. ( André Du Bouchet)

jeudi 23 août 2018

Arriver

Son rêve serait de rester à Venise, mais rester ne ferait-il pas oublier le plaisir, jamais amoindri au fil de ses voyages, de l’arrivée . Le magnétisme est si fort, lorsque le train entre dans la gare de Santa Lucia, et que, au travers du flot humain , on aperçoit le grand canal et les maisons qui le bordent baignées de cette lumière si intimement liée à ce lieu, qu’elle accepte de partir , uniquement avec l’idée de revenir. A chaque retour, l’apparition est toujours aussi intense et les larmes jamais très loin. Elle songe à une arrivée un soir d’hiver lorsque quelques flocons se mettraient à danser et lentement tapisseraient le sol et que tout ce qui est en effervescence serait recouvert de silence: Venise en blanc et en brume. Arriver en train a quelque chose de rassurant , de par la lenteur, sur la toute fin du voyage, déclinée harmonieusement , et qui fait apparaître le paysage en un mouvement qui soudain se fige. Lorsque le retour survient, l’arrivée dans sa ville d’origine n’est pas du même ordre, du même émerveillement, mais a malgré tout une touche de frémissement. Elle sait, bien avant les annonces par micro dans le wagon qu’elle en est tout près, elle a reconnu – même si elle emprunte rarement ce mode de transport – ce qui précède l’entrée dans la ville . Elle a lu Jean-Christophe Bailly qui raconte cette traversée de la vallée du Gier et la compare à une table de cantine où rouilleraient ici ou là les gamelles... mais où s’insinue aussi une sorte de noblesse et de dignité. Depuis cette lecture , le regard posé sur cette arrivée est autre. Elle aime ce retour à la tombée de la nuit , avec venant de Lyon les cercles de lumière qui surgissent, papillons d’une nuit urbaine qui éclatent derrière les vitres du train, comme si l’image donnée à voir avait fermenté tout le jour puis se révélait dans un laps de temps très bref qu’il ne faut pas rater. Pas de beaux paysages aux abords de la ligne de train, de ceux que l’on regarde avec l’œil aux aguets, mais savoir que là, derrière ces collines ou ces petites villes, serpentent des routes pleines de charme au milieu de vergers sur un versant, ou de forêts de résineux sur l’autre. Au fur et à mesure du ralentissement du train, ce sont les mouvements des passagers qui prennent le relais, s’activant pour ranger écrans de toute sortes, livres ou magazines. Le train entre dans cette respiration de l’arrêt, les passagers se lèvent, et c’est le brouhaha des valises que l’on extraie des réduits à bagages puis que l’on tire dans les travées, le piétinement, et l’ouverture des portes. Lorsque le train déverse ses passagers sur le quai numéro un et qu’elle se trouve de plain-pied dans le hall puis sur l’esplanade, il y a toujours un instant de flottement, une sorte d’ébauche de la marche, alors même qu’autour d’elle le flot de voyageurs se précipite, la dépasse avec vivacité, elle aurait presque la sensation de faire du sur place. La foule se disperse dans deux directions avec hâte soit vers l’arrêt de tram sur la gauche soit vers la station de taxis sur la droite. Elle prend son temps, comme si l’ailleurs était là devant elle, comme cet ailleurs d’où elle revient. Elle sait que si elle foule demain ou dans quelques jours les dalles de cette esplanade, ce ne sera pas le même regard qu’elle posera sur ce qui s’étale à ce moment même. Les yeux déplissés, elle regarde comme une première fois. Les travaux de réhabilitation de ce quartier ne sont pas terminés, mais ont encore progressé depuis son départ. Une grande bâtisse rouge a pris de l’ampleur et attire le regard. Le ciel prend toute sa place et l’avenue monte toujours tout droit en face. Le relief de l’oubli reprend ses formes, revient à elle. Malgré la fatigue du voyage, ou grâce à elle peut-être, elle s’empare de l’instant , de l’image donnée, laissant un peu de flou se répandre sur les bords.

 27 ème texte (correspondant à la proposition d'écriture de la vidéo 27) pour  l'atelier d'écriture d'été animé par François Bon sur son site Tiers-Livre: " Construire une ville avec des mots".

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