Sans hâte, la colline se raccorde au ciel. De petits nuages s'étalent dans une envie de bleu. Le soleil écrasant fait place à une douce échancrure d’été. Avançant sur les larges allées, elle a la sensation agréable d'apprendre la lumière. Le pas se ralentit au fil des murmures résonnant dans les feuillages. Autour règne une harmonie à laquelle s’accorde sa sensibilité. Il lui semble que tout ce lieu a été tressé de brins de vie se croisant avec simplicité: les arbres, les allées, les monuments qui se dressent, les graviers au sol qui crissent sous le pas, et juste ce qu’il faut de taches de rouge, mauve ou jaune semées par les fleurs. Ici, plus qu’ailleurs , c’est le règne de la verticalité et de l’horizontalité à échelle humaine: les stèles, les statues de plus ou moins bon goût, les dalles de marbre ou béton, l’horizon. Ce sont les tombes abandonnées qui l'aimantent, celles qui ne sont plus visitées depuis longtemps et qui recèlent un charme particulier avec leurs grilles rouillées, recouvertes d’un lichen jaunâtre qui, lorsque le regard de myope prend le dessus, s’étale, se dilue en une toile impressionniste où dessoudés, écartelés, à moitié enfouis, gisent des Christ de bronze donnant à voir un monde qui n’a plus cours. De la terre monte cette manne chaude d'une fin de journée d'été. Elle poursuit son avancée. Nul besoin de réfléchir, ses pas se porteront d'eux-mêmes là où ils le doivent Les ombres s'allongent donnant de l’ampleur aux détails insignifiants. Au loin une trouée bleue. Elle sait l'ange aux ailes repliées, veillant à l'angle de l'allée à emprunter; ce n'est d'ailleurs plus une allée qu'il faut dire désormais mais une sente de terre, mal aisée pour marcher, entre des tombes plus anciennes, plus étroites aussi, aux dalles de pierre blanche qui s'effritent paisiblement. Encore un petit virage à droite et elle est arrivée. La tombe est en très mauvais état maintenant mais on distingue encore très bien sur les photos ovales les visages d'un autre temps, celui d'un homme et d'une femme, qu'elle n'a pas connus. De grandes herbes sèches cachent un peu les noms et les dates, qu'elle arrache sans effort; de la main elle balaie la terre qui s'est répandue sur la dalle claire. Elle n'a pas apporté de bruyère, elle ne se savait pas venir ici en ce jour, elle se dit que la prochaine fois peut-être... Elle se dit aussi que ça ne sert à rien de venir là , avec ou sans bruyère. Elle se dit qu'elle est heureuse d'être venue là, qu'elle se sent bien sans trop savoir pourquoi. C'est la tombe où on l’a emmenée pendant toute son enfance; cela fait partie d'elle comme les paysages vus et traversés à de nombreuses reprises . Nulle tristesse ou mélancolie. Ce lieu lui est consubstantiel, au même titre que l’école, la maison de l’enfance, son quartier, une ou deux librairies qu’elle fréquente assidument ou quelques itinéraires dans les rues de la ville. Comme sur les étals des libraires où elle remet des piles de livres en place, là elle ramasse un pot de fleurs tombé, redresse une croix penchée ou simplement lit les noms et les épitaphes offerts comme elle le fait avec les quatrièmes de couverture. Le cimetière est le lieu, par excellence, des questions sans réponses. Elle sait {qu’elle a l’art de se poser des questions qui n’ont pas de réponses}. Lorsqu’elle prend la sente du retour qui n’est pas la même qu’à l’arrivée, elle aperçoit un groupe de personnes au bord d’une tombe ouverte. Ils sont un peu loin d’elle sur la pente descendante de l’autre versant de la colline de ce cimetière. Elle surplombe un peu la vision de cet enterrement en cours. Des hommes et des femmes, empêtrés de leurs corps, se tenant face à leur propre disparition tout en honorant celui ou celle qui vient d'entrer dans le royaume des morts. Elle les imagine emplis de ces pensées qui naissent et envahissent les esprits lorsque l'on est face à la mort d'un proche, des promesses que l'on fait et qu'on ne tiendra pas, de l'idée d'un dieu qui refait surface avant de s'anéantir à nouveau lorsque la vie normale aura repris son cours. Elle poursuit son retour bercée par les sons d'une guitare, un dernier adieu à celui ou celle qui n'est plus. Elle pense qu'elle a bien fait de venir errer un peu ici en cette fin d'après midi et que la petite brise qui souffle maintenant est la bienvenue. Elle relève la tête, porte loin les yeux , se dit que tous les cimetières de la ville – elle en répertorie six --, sont établis sur une colline de la ville (sauf un). Celui-ci, sur la colline du Crêt de Roc, est le plus ancien et le plus vaste. Là se trouvent des milliers de corps, l’absence et les questions qui l’accompagnent, une vue magnifique sur la ville et la force d’un ciel.
31ème texte (correspondant à la proposition d'écriture de la vidéo 31 ) pour l'atelier d'écriture d'été animé par François Bon sur son site Tiers-Livre: " Construire une ville avec des mots".
1 commentaire:
Très beau texte sur la fin d'été, la fin de vie, la nature. Très doux
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