Elle
déplie le plan de la ville. Elle déploie les quatre points
cardinaux, les étire jusqu’aux confins du bureau. C’est le centre
ville son univers, qu’ elle arpente à tour de pas. Sa carte
d’intensités. Des lisières, elle sait si peu. Découper la ville
et la voir s’ouvrir soudain. La voir s’étaler jusqu’aux
charnières des communes qui l’enserrent. Passer l’au-delà des
sept collines. Risquer le regard . S’imprégner de la toponymie. La
traduire en visions. Fragmenter le réel ou ce qui se croit tel.
Inventer une écriture de la ville.
Nord/
C’est une entrée avec ses commerces à la reproduction identique dans
n’importe quelle grande ville, ses routes embouteillées, ses
collusions de maisons, un hôpital, un pôle médical qui enfle
d’année en année, un parc, des jardins ouvriers, un musée d’art
moderne et contemporain, un stade mythique, une gare secondaire, un
tunnel, la rivière du Furan qui rejaillit de l’obscurité et
l’autoroute qui emporte vers des destinations qu’elle ne
connaissait pas enfant. Là où la ville se reproduit, s’échappe,
se dilue. Elle vit sur cette bordure, dans cette respiration. Elle se
cherche dans ce parc , sillonne cet espace, raye cette étendue,
veille aux griffures du temps. Elle vit dans cette frange de soi,
fragmentée, où elle construit les souvenirs de demain. C’est sa
ville d’aujourd’hui.
Ouest/
L’ouest c’était l’échappée belle sans tumultes et sans souci
du halètement du temps, mieux que la langue dans le palais, plus
hallucinant qu’un train pénétrant et ressortant du tunnel, plus
énigmatique que la lecture du Club des cinq, plus foisonnante que
les rêveries devant une carte routière. L’Ouest , c’était,
passés les jardins ouvriers, des criques de bleu rien que pour elle,
avec dans le palais la langue paternelle, langée de ses propres
haillons, rapiécée de ses souvenirs et des souvenirs d’encore
plus avant, pliée et repliée, emballée de ces silences qui
empoissent le ventre. C’était le chemin des vacances et le retour
dans la maison de pierres, les champs, les bois, l’été, les
vacances, et l’éclipse de l’enfance...
Sud/
Pour aller au sud de la ville, il faut monter la Grand’rue. Rien de
plus illogique pour un esprit d’enfant qui avait compris que le sud
est en bas de la carte et que dans ce mental d’enfant, logiquement
on descend… Très longtemps le plan de la ville a été inversé
dans son esprit...Le sud, c’est d’abord la plate-forme des trams,
l’ancien hôpital celui de Bellevue, des jardins ouvriers, un
tunnel ou un pont, la direction des forêts et du froid, des
sentiers qui grimpent , de la bruyère et des belles échappées
visuelles vers les Alpes, des sorties du dimanche à Rochetaillée ou
au Bessat, la source du Furan qui s’écoule librement avant d’être
enfoui pour traverser la ville, le lieu des randonnées à crapahuter
sur les rochers et la lande et à se murmurer qu’ici elle pourrait
rester. Le vrai Sud, c’est l’au-delà, après le col du
grand-bois, celui de la route vers les arbres fruitiers en fleurs,
le soleil, la lumière, une végétation nouvelle, les clichés dont
on ne se libère pas…
Est/
Ce que recouvre l’est, elle n’en a qu’une idée très vague et
pas grand chose à en dire. Ce ne sont que des noms de lieux où elle
n’allait pas enfant et qu’elle traverse parfois aujourd’hui
sans affect, dénuée de souvenirs: la Marandinière, la Palle,
Monthieu, le Bois d’Avaize, le parc de l’Europe, la Métare, les
jardins du père Volpette. Des immeubles des années soixante, des
rues où elle se perdrait, dont la géographie est illisible
jusqu’aux noms qu’elle mélange et dont elle ne sait situer ni
le tracé ni leur exacte place, et dont ses pieds n’ont jamais
foulé le bitume: Pierre Loti, Degas, Le Corbusier, Sisley Rembrandt,
Watteau, Courbet, Gauguin… Une topographie non incarnée, bordée
d’inconnu, chargée d’opacité, où pourrait se dessiner un
horizon des possibles, se passer l’once d’un début de quelque
chose...
34ème texte (correspondant à la proposition d'écriture de la vidéo 34 ) pour l'atelier d'écriture d'été animé par François Bon sur son site Tiers-Livre: " Construire une ville avec des mots".
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