J'avance, avec de l'ombre sur les épaules. ( André Du Bouchet)

samedi 8 septembre 2018

Nord Sud Est Ouest


Elle déplie le plan de la ville. Elle déploie les quatre points cardinaux, les étire jusqu’aux confins du bureau. C’est le centre ville son univers, qu’ elle arpente à tour de pas. Sa carte d’intensités. Des lisières, elle sait si peu. Découper la ville et la voir s’ouvrir soudain. La voir s’étaler jusqu’aux charnières des communes qui l’enserrent. Passer l’au-delà des sept collines. Risquer le regard . S’imprégner de la toponymie. La traduire en visions. Fragmenter le réel ou ce qui se croit tel. Inventer une écriture de la ville.


Nord/ C’est une entrée avec ses commerces à la reproduction identique dans n’importe quelle grande ville, ses routes embouteillées, ses collusions de maisons, un hôpital, un pôle médical qui enfle d’année en année, un parc, des jardins ouvriers, un musée d’art moderne et contemporain, un stade mythique, une gare secondaire, un tunnel, la rivière du Furan qui rejaillit de l’obscurité et l’autoroute qui emporte vers des destinations qu’elle ne connaissait pas enfant. Là où la ville se reproduit, s’échappe, se dilue. Elle vit sur cette bordure, dans cette respiration. Elle se cherche dans ce parc , sillonne cet espace, raye cette étendue, veille aux griffures du temps. Elle vit dans cette frange de soi, fragmentée, où elle construit les souvenirs de demain. C’est sa ville d’aujourd’hui.


Ouest/ L’ouest c’était l’échappée belle sans tumultes et sans souci du halètement du temps, mieux que la langue dans le palais, plus hallucinant qu’un train pénétrant et ressortant du tunnel, plus énigmatique que la lecture du Club des cinq, plus foisonnante que les rêveries devant une carte routière. L’Ouest , c’était, passés les jardins ouvriers, des criques de bleu rien que pour elle, avec dans le palais la langue paternelle, langée de ses propres haillons, rapiécée de ses souvenirs et des souvenirs d’encore plus avant, pliée et repliée, emballée de ces silences qui empoissent le ventre. C’était le chemin des vacances et le retour dans la maison de pierres, les champs, les bois, l’été, les vacances, et l’éclipse de l’enfance...


Sud/ Pour aller au sud de la ville, il faut monter la Grand’rue. Rien de plus illogique pour un esprit d’enfant qui avait compris que le sud est en bas de la carte et que dans ce mental d’enfant, logiquement on descend… Très longtemps le plan de la ville a été inversé dans son esprit...Le sud, c’est d’abord la plate-forme des trams, l’ancien hôpital celui de Bellevue, des jardins ouvriers, un tunnel ou un pont, la direction des forêts et du froid, des sentiers qui grimpent , de la bruyère et des belles échappées visuelles vers les Alpes, des sorties du dimanche à Rochetaillée ou au Bessat, la source du Furan qui s’écoule librement avant d’être enfoui pour traverser la ville, le lieu des randonnées à crapahuter sur les rochers et la lande et à se murmurer qu’ici elle pourrait rester. Le vrai Sud, c’est l’au-delà, après le col du grand-bois, celui de la route vers les arbres fruitiers en fleurs, le soleil, la lumière, une végétation nouvelle, les clichés dont on ne se libère pas…


Est/ Ce que recouvre l’est, elle n’en a qu’une idée très vague et pas grand chose à en dire. Ce ne sont que des noms de lieux où elle n’allait pas enfant et qu’elle traverse parfois aujourd’hui sans affect, dénuée de souvenirs: la Marandinière, la Palle, Monthieu, le Bois d’Avaize, le parc de l’Europe, la Métare, les jardins du père Volpette. Des immeubles des années soixante, des rues où elle se perdrait, dont la géographie est illisible jusqu’aux noms qu’elle mélange et dont elle ne sait situer ni le tracé ni leur exacte place, et dont ses pieds n’ont jamais foulé le bitume: Pierre Loti, Degas, Le Corbusier, Sisley Rembrandt, Watteau, Courbet, Gauguin… Une topographie non incarnée, bordée d’inconnu, chargée d’opacité, où pourrait se dessiner un horizon des possibles, se passer l’once d’un début de quelque chose...

34ème texte (correspondant à la proposition d'écriture de la vidéo 34 ) pour  l'atelier d'écriture d'été animé par François Bon sur son site Tiers-Livre: " Construire une ville avec des mots".

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