J'avance, avec de l'ombre sur les épaules. ( André Du Bouchet)

samedi 12 janvier 2019

Je vous parlerai d'une autre nuit



 
Entre chien et loup. C’était son expression favorite. Il la disait avec envie , avec crainte, respect peut-être aussi. Ce moment où tout peut basculer, où le jour se détricote en quelques minutes et rien ne peut interrompre sa fin. Ce moment où l’on ne peut sans doute rien faire d’autre que s’accouder à un bar et boire ce qu’il reste de jour, réel ou irréel, contraint de voir le contour des choses s’effacer, avec des compagnons d’infortune appuyés eux-aussi à ce zinc, une main serrée autour d’un verre dont ils ne savent plus de quelle vie il est empli, et de l’autre, tapoter le comptoir, tentant de retrouver ce rythme de blues qui les enfoncera davantage dans cette mélancolie dont ils ne peuvent s’absoudre, en laissant les échardes écorcher à nouveau leur mémoire. Attendre que cela passe, même si rien ne passe. Il disait aussi entre chien et loup, on ne peut mentir ou alors on raconte des histoires à dormir debout, des fables, des récits fabuleux et grotesques, ou des errances de voyageur égaré. La mer aurait baigné cette ville, il se serait tenu des heures devant, à fixer un point sur l’horizon jusqu’au délire. Mais de mer nulle trace, alors il fixait le liquide ambré qu’il faisait tanguer dans son verre, laissant ses pensées voguer au cœur des évocations d’un temps où il se croyait heureux . Cette ville n’en finissait pas d’abriter cette litanie de souvenirs qui se brisaient sur les joues des maisons longées au hasard de ses errances.
A l’expression entre chien et loup , elle préfère sa version italienne qui est plus évocatrice de sa vision du monde , tra il lusco e il brusco entre le louche et l’obscurci – ce qui, pour elle, est sa propre vision du monde , même en pleine lumière. Elle crée même sa propre manière de dire, plus fidèle à ce qu’elle ressent, tra lo sfumato e l’oscuro entre le flou et l’obscur – : c’est ainsi qu’elle fixe le quotidien, qu’elle traverse les jours ou que les jours la traversent. Dans cette vibration des images que l’œil perçoit, se mêle une sorte d’ambiguïté ou de paradoxe, qui rend tout incertain. Comme lorsque l’on fixe ces pierres granuleuses où l’œil s’égare entre les fractures, les creux, les épaisseurs et qu’apparaissent des formes, des visages, une sorte de présence. Elle aime les photographier et laisser se révéler ces apparitions qui n’attendaient que ce déclic pour se dévoiler et la laisser glisser dans un temps qui n’existe pas. Lorsque la nuit empoigne le jour, elle retrouve cette carte d’ intensités.

Ceci est le début d'un texte écrit pour l'atelier d'écriture, animé par François Bon, lors de l'été 2018.
 Le livre "Je vous parlerai d'une autre nuit" édité chez Tiers livre éditeur accueille 80 textes d'auteurs différents qui ont participé à cette aventure passionnante forte de 45 propositions d'écriture. Certains de mes textes ont été mis sur ce blog. 
 La "45" signait la fin de ce périple intense où nous pouvions proposer un texte plus long avec une errance dans la ville enveloppée de nuit.
 Il y a un atelier d'hiver, qui est en cours, tout aussi riche!

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