J'avance, avec de l'ombre sur les épaules. ( André Du Bouchet)

lundi 12 août 2019

Un petit bout de tissu jauni/ 5

Dénicher par hasard cette petite chose légère, raidie par les ans et par l’amidon, ouvragée de chemins de dentelle, d’ajours et de motifs travaillés, balafrée d’une ou deux entailles où les doigts malhabiles se glissent pour saisir des pensées qui depuis longtemps se sont enfuies – petites ailes de vie dont je ne saurai rien – coiffe de dentelle faite à la main sur le carreau de dentelière (bien rangé au fond d’un placard avec son attirail de fuseaux qui ne cliquèteront plus et de fils emmêlés pour une éternité), avec ces broderies savantes et étudiées où se côtoient fleurs aux pétales réguliers, allongés et effilés ou arrondis et ventrus, entrelacés de figures géométriques pour y circonscrire les obscurités des jours qui se diluent dans la douleur, la perte et le deuil. Un autre monde avec si peu d’échos s’est délité sous cette coiffe jaunie avec cette avancée de dentelle à trois niveaux durcie, froncée, déchirée, salie pour protéger sans doute des rais d’une lumière trop intense pour un regard usé. Ce linge ouvragé a enserré les cheveux blancs de mon arrière-grand-mère Julie, a contenu les mèches folles et les pensées sauvages, a veillé selon les coutumes de l’époque à la bienséance de l’être qui respirait sous ses fanfreluches, le cordon qui attachait la coiffe sous le menton par un nœud finissait d’enserrer la voix qui n’était que murmure. Je regarde les quelques photos de Julie collées dans les albums familiaux à la recherche de cette coiffe-ci mais ne suis certaine de rien même si, sur chaque photo Julie n’apparaît jamais en cheveux mais bien toujours couverte d’un bonnet blanc variant selon les saisons peut-être… Une question se glisse en moi soudain: a-t-elle été ensevelie avec une coiffe … me dis que cela est fort probable…et je souris sans trop savoir pourquoi. Mes yeux dérivent entre ces ajours minuscules, se perdent dans une rêverie de vie inventée, s’insinuent dans ce flou, ce voile de buée, à la croisée des mémoires, dans cet entre-deux des possibles dont on ne sait rien. D’un geste respectueux, je pose la coiffe sur mes cheveux blancs, espérant je ne sais quel miracle ou quelle plongée dans un abîme empli de révélations éclatantes, j’éprouve de la difficulté à positionner le tissu – Julie avait peut-être une petite tête! – et comme si j’étais couverte de lichen ou de mousse j’attends que quelque chose survienne: enserrée, tassée, comprimée, rapetissée, c’est un vocabulaire de prisonnier qui monte sur les lèvres, alors même que le nœud sous le menton fermerait même les mâchoires pour que rien ne s’échappe: ni cri, ni gémissement, ni parole trop forte ou juron de dentelle… En-dedans cela bouillonne, point de pensées d’outre-tombe mais juste la sensation d’être dans un réduit trop étroit, avec ces parois qu’il me faut repousser, éloigner cette mélancolie qui pourrait me gagner, il n’y a rien de paisible là-dessous, un trouble se fait jour: quelque chose flotte au-dessus de moi, terni de mémoire oubliée, serti d’ombre et d’opacité. Je desserre les liens, secoue un peu la tête, passe les doigts dans mes cheveux, fixe la coiffe chiffonnée sur la table et pense que la vie n’a pas dû être drôle tous les jours pour Julie. Entre vieux rideaux et tissus défraichis, l’ouvrage de dentelle retrouve sa place, alourdi des pensées noires et d’un trop plein d’une réalité étrange nés là sous ce morceau de coton anodin. S’extraire de ce monde clos, poser le regard sur ce jour en mouvement, ajuster sa vision sur les plis d’un visible et reprendre souffle sous ma casquette de ciel.

 Atelier d'été Tiers-livre consigne "5 fois sur le métier" (jour 5)

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