Dénicher par hasard cette petite chose légère, raidie par les ans et par
l’amidon, ouvragée de chemins de dentelle, d’ajours et de motifs
travaillés, balafrée d’une ou deux entailles où les doigts malhabiles se
glissent pour saisir des pensées qui depuis longtemps se sont enfuies –
petites ailes de vie dont je ne saurai rien – coiffe de dentelle faite à
la main sur le carreau de dentelière (bien rangé au fond d’un placard
avec son attirail de fuseaux qui ne cliquèteront plus et de fils emmêlés
pour une éternité), avec ces broderies savantes et étudiées où se
côtoient fleurs aux pétales réguliers, allongés et effilés ou arrondis
et ventrus, entrelacés de figures géométriques pour y circonscrire les
obscurités des jours qui se diluent dans la douleur, la perte et le
deuil. Un autre monde avec si peu d’échos s’est délité sous cette coiffe
jaunie avec cette avancée de dentelle à trois niveaux durcie, froncée,
déchirée, salie pour protéger sans doute des rais d’une lumière trop
intense pour un regard usé. Ce linge ouvragé a enserré les cheveux
blancs de mon arrière-grand-mère Julie, a contenu les mèches folles et
les pensées sauvages, a veillé selon les coutumes de l’époque à la
bienséance de l’être qui respirait sous ses fanfreluches, le cordon qui
attachait la coiffe sous le menton par un nœud finissait d’enserrer la
voix qui n’était que murmure. Je regarde les quelques photos de Julie
collées dans les albums familiaux à la recherche de cette coiffe-ci mais
ne suis certaine de rien même si, sur chaque photo Julie n’apparaît
jamais en cheveux mais bien toujours couverte d’un bonnet blanc
variant selon les saisons peut-être… Une question se glisse en moi
soudain: a-t-elle été ensevelie avec une coiffe … me dis que cela est
fort probable…et je souris sans trop savoir pourquoi. Mes yeux dérivent
entre ces ajours minuscules, se perdent dans une rêverie de vie
inventée, s’insinuent dans ce flou, ce voile de buée, à la croisée des
mémoires, dans cet entre-deux des possibles dont on ne sait rien. D’un
geste respectueux, je pose la coiffe sur mes cheveux blancs, espérant je
ne sais quel miracle ou quelle plongée dans un abîme empli de
révélations éclatantes, j’éprouve de la difficulté à positionner le
tissu – Julie avait peut-être une petite tête! – et comme si j’étais
couverte de lichen ou de mousse j’attends que quelque chose survienne:
enserrée, tassée, comprimée, rapetissée, c’est un vocabulaire de
prisonnier qui monte sur les lèvres, alors même que le nœud sous le
menton fermerait même les mâchoires pour que rien ne s’échappe: ni cri,
ni gémissement, ni parole trop forte ou juron de dentelle… En-dedans
cela bouillonne, point de pensées d’outre-tombe mais juste la sensation
d’être dans un réduit trop étroit, avec ces parois qu’il me faut
repousser, éloigner cette mélancolie qui pourrait me gagner, il n’y a
rien de paisible là-dessous, un trouble se fait jour: quelque chose
flotte au-dessus de moi, terni de mémoire oubliée, serti d’ombre et
d’opacité. Je desserre les liens, secoue un peu la tête, passe les
doigts dans mes cheveux, fixe la coiffe chiffonnée sur la table et pense
que la vie n’a pas dû être drôle tous les jours pour Julie. Entre vieux
rideaux et tissus défraichis, l’ouvrage de dentelle retrouve sa place,
alourdi des pensées noires et d’un trop plein d’une réalité étrange nés
là sous ce morceau de coton anodin. S’extraire de ce monde clos, poser
le regard sur ce jour en mouvement, ajuster sa vision sur les plis d’un
visible et reprendre souffle sous ma casquette de ciel.
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