La rue de Tolbiac, bâtie sur remblai, a rompu l'horizon que ferme maintenant une ligne de bâtisses neuves ; les peupliers sont tombés, les saules détruits, les étangs desséchés, la prairie morte. Le travail de la Bièvre, désormais accaparée par les tanneurs, bruit, sans haleine et sans trêve.
Pour la suivre dans ses détours, il faut remonter la rue du Moulin-des-Prés et s’engager dans la rue de Gentilly; alors, le plus extraordinaire voyage dans un Paris insoupçonné commence. Au milieu de cette rue, une porte carrée s’ouvre sur un corridor de prison, noir comme un fond de cheminée incrusté de suie ; deux personnes ne peuvent passer de front. Les murs s’exostosent et se couvrent d’eschares et de salpêtre et de fleurs de dartres ; un jour de cave descend sur une boutique de marchand de vin, à la mine pluvieuse, à la devanture éraillée, frappée de pochons de fange, puis ce boyau se casse, dans un autre également étroit et sombre ; l’on arrive à une porte moitié fermée et sur le fronton de laquelle on lit en caractères effacés ces mots : « Respect à la loi et aux propriétés », mais si on lève la tête, on aperçoit au-dessus des murailles de vieux arbres, et par le judas d'une ouverture condamnée, des fusées de verdure, des fouillis de sorbiers et de lilas, de platanes et de trembles ; pas un bruit dans cet enclos retourné à l'état de nature, mais une odeur de terre humide, un souffle fade de marécage ; puis, si l'on continue sa route dans le couloir qui s'achemine en pente, l'on se heurte à un nouveau coude, la sente s'élargit et s'éclaire, et près d'un marchand de mottes, l'on tombe dans une rue bizarre, avec des maisons avariées et des pins de cimetière, écimés et secs, rejoints entre eux par des fils sur lesquels flottent des draps.
Joris-Karl Huysmans " La Bièvre" ( Le Réalgar 2023)
Si vous souhaitez écouter ce passage lu, et même un peu plus, ouvrez ce lien:
https://soundcloud.com/laurasolange/huysmans-la-bievre
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