de mon étrange relation avec Virginia...
Quel sillon ce livre Les Vagues a-t-il creusé en moi ? Quels alluvions a-t-il abandonnés? C'est bien ce genre de questions qu'il serait utile de se poser après chaque lecture. Ce livre, de par cette lecture incongrue, qui sort de l'ordinaire de par sa durée, m'a appris à ralentir, à prendre le temps du rythme d'une phrase, de tout ce qui est caché derrière et que le lecteur doit construire à son tour. Le travail du lecteur a ici toute son importance: on se sent invité à établir une écoute pleine, une présence sans distraction, une tendresse à offrir aux personnages qui se livrent devant nous. On se trouve dans une lecture-écriture permanente, une invitation à habiter le livre. Ce livre que l'on a tant de mal à remiser sur une étagère et qui reste à portée de main sur le bureau, au cas où...
Pour ce qui est du mot juste, tu fais erreur. Le style est une chose très simple ; ce n’est qu’une question de rythme. Une fois qu’on l’a compris, on ne peut plus se tromper dans le choix des mots. Pour autant, me voilà assise à mon bureau depuis le milieu de la matinée, débordante d’idées, de visions et de mille autres choses encore, sans parvenir à les déloger faute d’avoir trouvé le bon rythme. L’essence du rythme est très profonde en vérité et va bien au-delà des mots. Un spectacle, une émotion provoquent une vague dans l’esprit, bien avant que ne se forment des mots qui puissent l’épouser ; et l’on doit en écrivant (telle est ma conviction actuelle) recréer cette vague et la rendre agissante (ce qui n’a rien à voir en apparence avec les mots) afin que, lorsqu’elle se précipite et déferle dans l’esprit, les mots naissent pour s’y accorder. Mais mon avis sera sans doute différent l’année prochaine. »
(lettre de Virginia Woolf à Vita Sackville-West – 16 mars 1926)
Se tenir sur une plage face à l'océan, à ne rien faire d'autre que regarder, écouter, se laisser porter. Se laisser glisser dans une spirale du temps autre, pendant que le soleil vit sa vie et qu'une journée peut être une vie, et un instant une éternité. Ces petites étincelles de vie qui éclatent, se dispersent, se rejoignent, s'éloignent et font renaître dans l'esprit de celui qui lit des sensations oubliées. Et le bonheur de lire dans plusieurs traductions, ne pouvant tout saisir de la langue originale, qui permet des visions différentes, des subtilités, des sensations qui vont et viennent. Ce qui est donné à lire se creuse, détermine l'empreinte qu'il veut prendre.
Des images de soleil au-dessus de l'océan, de plages désertées, de rochers, de plantes, de lumière, de couleurs, de textures. Les noms des personnages qui traversent le livre, qui s'expriment chacun leur tour, nous faisant effleurer un peu de ce qu'ils sont, mais pas trop pour laisser l'imagination s'en emparer et les faire tanguer dans l'histoire, dans leur vie comme tout un chacun tangue ou trébuche sur ses propres chemins, avance avec ses failles et ses doutes. Des bouts de phrases prononcées sans que l'on ne possède tous les codes pour décrypter, mais des bouts de phrases, de pensées qui prennent possession des nôtres, des bribes que l'on écrit sur un cahier rouge pour en signifier l'importance, pour ne pas oublier qu’il faudrait absolument revenir au cœur de ces phrases, aller un peu plus loin encore et qui cheminent en soi sans que l'on en sache trop la raison.
Ces petits bouts du texte, rassemblés dans un cahier ligné rouge Clairefontaine, comme je les aime, différents de ceux que j’utilise pour la prise de notes au quotidien ( ceux-là sont à spirale), marron ou noir. Petits cahiers rouges, dont je m’aperçois que le prix a doublé en trois ans, mais auxquels je suis attachée, car l’écriture semble glisser sur les pages lisses à souhait. Donc, j’ai noté, sans me souvenir vraiment de la date de commencement de cette tache, des phrases entières ou tronquées issues du livre, avec une manière de faire identique: le numéro de page chez Cécile Wajsbrot, puis Michel Cusin, puis Marguerite Yourcenar, puis Christine Jeanney et les traductions proposées par chacun. Toujours dans le même ordre, le tout avec un numéro qui les précède afin de m’y retrouver plus tard. Pas de récolte dans les interludes puisque déjà travaillés par ailleurs. Un travail de cueillette, d’échos projetés en moi, de serpents de mots qui sinuent et ne veulent pas se perdre. Cette idée est née afin de proposer un texte à une revue en ligne, texte qui a été retenu par la revue Dire au sein du groupe d’écriture du Tiers-Livre animé par François Bon, paru à l’automne 2022. C’était pour le deuxième numéro ( il n’y en aura pas d’autre). Dans la note qui présentait mon travail, j’avais noté:
Ce texte est le premier d’une série qui pourrait s’intituler « Dialogue avec une phrase » ou « Arrêt sur image » ou « Entre mots ». Il s’agit donc d’un travail en cours où la lecture d’une phrase ou de quelques mots d’un texte dans un livre déclenche un passage à l’acte d’écriture. J’écris généralement des textes courts, et sans doute davantage dans un registre de poésie. Le projet, avec ce travail, c’est de se confronter à des fragments nettement plus longs où je puisse dériver. Le dialogue avec des autrices est une deuxième contrainte. Outre Virginia Woolf, il y aura Sylvia Plath, Alejandra Pizarnik, Clarice Lispector…
En définitive, je me suis immergée entre les lignes de Virginia Woolf, au cœur des Vagues, ne parvenant pas à m’en détacher, et m’autorisant un échange, ou un monologue après avoir noté ces petits bouts de phrase qui ont happé mon regard et martelé mon esprit, abandonnant l’idée de papillonner chez d’autres autrices.
à suivre...
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