J'avance, avec de l'ombre sur les épaules. ( André Du Bouchet)

mardi 21 août 2018

Révélation

Elle se souvient. Cest peut-être en passant du soleil à l’ombre ou l’inverse quand le regard ne peut distinguer ce qu’il voit, percé par la lumière, qu’elle a tourné au coin de cette ruelle pour échapper à ce froissement des yeux , sans penser où elle allait, d’ailleurs elle n’allait nulle part, elle marchait juste pour le plaisir d’être là, sans projet de visite ou de photos, simplement pour se laisser happer par l’improbable, et elle s’était perdue, réellement perdue, à ne plus savoir dans quelle direction aller pour renouer avec les endroits qu’elle connaissait; cela faisait déjà deux semaines qu’elle vivait là, et ce n’était pas son premier séjour. C'est une corde qui encore me happe, s'enroule autour de mes chevilles et me traine vers le bleu d'une vie à Venise. l'eau des canaux détricote l'écheveau des pensées et brode un canevas où le lyrisme guette. Dans le quartier du Castello je marche dans la marge et sur la peau de marbre, j'écris sur les murs des cloîtres. Elle était sortie sans le plan salvateur qu’elle jugeait inutile désormais, elle était juste partie marcher un peu après le repas du soir, et toute à ses pensées de l’exposition découverte l’après-midi, n’avait pas prêté attention où ses pas l’entrainaient. Jamais elle n’avait senti cette emprise de la ville comme cela: elle n’avait aucune idée d’où se trouvait la riva degli Schiavoni ou la direction du campo San Zanipolo – de là elle aurait su rejoindre l’appartement . Elle passait de ruelle minuscule en ruelle encore plus étroite sans parvenir à se repérer avec le ciel et le soleil. C’était un peu comme si le ciel n’avait plus de réalité à cheminer entre ces murs décrépits qu’elle s’obstinait à caresser. On marche, sans savoir jusqu'où ira le pas, face à quelle faille il s'arrêtera ni au-dessus de quel abime le vertige enlacera: on arpente alors à grandes enjambées puis d'une allure plus grave le triptyque du temps. La sensation qui l’envahit alors n’était pas de crainte mais de respect vis-à-vis de cette ville qui reprenait toujours le dessus sur ces hordes de touristes qui croyaient “avoir fait Venise” en une journée. Elle prenait son temps, progressait en regardant chaque mur, chaque porte bien close, chaque fenêtre avec des volets à demi fermés, puis chaque pont , chaque barrière; elle avait la forte intuition qu’il fallait se laisser faire, participer à cet envoûtement dirigé de doigt de maître par la ville elle-même, qui tentait de lui faire comprendre qu’elle n’était rien, que d’autres avant elle avaient essayé de la posséder, mais que nul n’y arriverait, même si on était persuadé de bien connaître la sinuosité des calli; et bien non! Une ville, quelle qu’elle soit, et particulièrement celle-ci un vrai labyrinthe, on lui l’avait bien dit – ne se livre jamais totalement. Elle allait pénétrer le silence d’ici et découvrir ses bruits intimes. Il y a l'essence du silence embrassé lorsque , une lumière emplie de spectres sur les doigts, on dérive entre les parois ocres et resserrées comme on s'enfoncerait au sein de Brocéliande, la tête emplie du songe d'être heureux. On se désaltère à l' illusion d'être maître du monde, on s'enivre en un glissement dans les plis et replis d'une ville dont on ne cueille que quelques dentelles d'ombres et on se laisse s'égarer dans cette sorte de murmure où tout s'enfuit. Elle parlait dans son for intérieur à Venise, comme on répond à une amie qui vient de vous confier un secret. Venise venait de lui dévoiler des traces enchevêtrées sur les murs et au sol, un autre temps, une réalité écartée, écartelée dans ses silences. Elle marchait ou faisait du sur-place, tant l’attention qu’elle portait sur des détails, la forçait à ralentir toujours davantage. Elle se trouvait dans une déchirure d’espace et de temps, dans un état indécis, ambigu, dans l’attente d’une délivrance mais sans la souhaiter vraiment, et lorsque, à quelques indices elle sut enfin où elle était, elle en eut presque des regrets... En rentrant , elle posa quelques phrases: un plain-chant du vague, du diffus, de l'éphémère qui enfle sous l'ombre d'un capharnaüm de fantômes : un étal de luxe. Il y a une forme de sérénité à jouer le psalmiste de l'instant, à louer le silence d'entre les mots, l'évidence de la perte, et le frôlement d'aile du temps qui passe. Le dessin qu’elle tenta ensuite de réaliser pour signifier cette errance, tenter de retrouver ce trouble qui l’avait saisie sous ces épaisseurs traversées, ressemblait à une arabesque qui s’enroulait sur elle-même, une spirale et au centre, elle dessina un œil qui la fixait ... On se dit qu'on n'est sûr de rien, que l'écheveau des certitudes n'est pas celui que l'on dénoue à grandes brassées, puis on se trouve semblable à l'enfant au matin de Noël, à contempler le rêve devenu réalité, à recueillir ce silence ponctué du souffle des cloches, à le glisser entre les pages d'un livre ou d'un carnet où s'écrit la version intime de qui tente d'être quand les barrières du dedans se dérobent.


 26 ème texte (correspondant à la proposition d'écriture de la vidéo 26) pour  l'atelier d'écriture d'été animé par François Bon sur son site Tiers-Livre: " Construire une ville avec des mots".

1 commentaire:

Marty a dit…

bonjour Laura Solange ! quel beau texte. j'aimerais pouvoir écrire ainsi !
prendre le temps de découvrir Venise, une ville sans se presser pour dénicher tous les détails que les touristes dans leur course ne verront jamais et c'est dommage !